Lyon, extérieur jour. Ce samedi 1er avril 2023, sur le parvis du Palais de la Bourse, des files d'attente serpentent à perte de vue. La pluie n’aura pas suffi à décourager les visiteurs de Quais du polar, festival qui fêtera bientôt ses vingts ans. Au contraire, ils semblent s'être multipliés, impression confirmée par les données de fréquentation. Un exemple supplémentaire de la bonne santé du polar français, approfondie dans une étude quantitative sur dix ans, réalisée par des professionnels du livre.
Le polar, une valeur sûre de l’industrie
Semaine après semaine, le polar est omniprésent dans le tableau des meilleures ventes. A chaque sortie, les fortes têtes du genre littéraire comme Franck Thilliez ont tôt fait de s’imposer au sommet du classement. Mais comment dépasser ce constat et entrer en profondeur dans les rouages de cette popularité ? C’était tout l’objet de la table-ronde Les chiffres clés du marché du polar, qui réunissait Guillaume Chamanadjian (responsable du développement marketing d’Interforum et auteur), Audrey Paillard (responsable projets data & CRM d’Editis), Dominique Maisons (directeur des ventes d’interforum) et Angélique Joyau (éditrice chez Pocket). Et le bilan de cette étude statistique complétée par un panel de consommateurs est éminemment positif.
Après trois ans de hausse, le marché du thriller est revenu à son niveau d’avant la crise, perdant -3% de revenus entre 2021 et 2023. Il s’en sort néanmoins avec les honneurs : stable depuis dix ans, il est le deuxième genre le plus lu de la littérature de fiction derrière le roman contemporain, à hauteur de 22%. Chaque année, 16 à 18 millions de titres sont vendus (dont 73% de livres de poche), permettant au genre d’amasser le pactole de 182 millions de chiffres d’affaires en moyenne.
Autre caractéristique déterminante, sa concentration autour d’auteurs-stars. Considérés comme membres du top cinq, Franck Thilliez, Michel Bussi, Bertrand Minier, Harlan Coben et Olivier Norek séduisent tous supports confondus. Plusieurs d'entre eux sont d'ailleurs présents au festival, et enchaînent les séances de dédicace.
Les 50 meilleures ventes représentent la moitié des volumes vendus, rendant le roman policier dépendant des nouveautés, mais pas complètement : 58% de son chiffre d’affaires est réalisé grâce à son fonds, avec des classiques continuant de plaire génération après génération.
Quai du Polar 2023 : participation en hausse et chiffre d'affaires record
A la rencontre du lectorat contemporain
En termes de pratiques de lecture, le « polardeur » est un grand acheteur, privilégiant les librairies. Mais si 89% des polars achetés restent des livres papiers, une part du marché se transfère doucement dans les usages numériques. A titre d’exemple, 19% des ventes d’ebooks sont des polars.
Reste à établir le portrait-robot desdits amateurs de thrillers. Et celui que le panel esquisse est féminin : le lecteur de polar est une grande lectrice. Les femmes, d’un âge moyen de 47 ans, constituent 64% de la communauté. Elles sont particulièrement présentes parmi les fans de cosy crime, et moins du côté des polars historiques où le nombre chute à 52%. Cependant, ces limites deviennent poreuses, et le tendance mélange des genres fait l’objet d’une autre table-ronde.
Tendances : plutôt feel good ou true crime ?
Selon Marie Michaud, libraire au Gibert Joseph de Poitiers et membre de Pages des libraires, « la tendance la plus prégnante de l’année est un floutage entre littérature et document, d’une façon très américaine ». En attestent les nouvelles collections dédiées à ce sujet dans les maisons d’édition généralistes mais aussi l'inauguration d'un nouveau prix, Polar et Justice, créé par le tribunal judiciaire de Lyon en partenariat avec Society. Il a été remporté par Alice Géraud, auteure de Sambre : Radioscopie d’un fait divers (JC Lattès, 2023).
Le journaliste Jake Adelstein, auteur du best-seller Tokyo Vice (2017, Points), est également venu accompagner la sortie de son nouveau livre, Tokyo Detective (2022, Marchialy). Le fait que Tokyo Vice ait été transposé en série permet de rappeler les apports considérables de l’imaginaire télévisuel, qui a pu rebooster des genres laissés de côté. A commencer par l’espionnage, qui retrouve une première jeunesse avec la notoriété d'œuvres télévisuelles à l’instar du Bureau des légendes.
Le besoin de se confronter aux enjeux sociaux contemporains se retrouve également dans la popularité des “polars sociaux”, qui abordent les thématiques du féminisme et de l’écologie. Si ces préoccupations sont présentes depuis la naissance du polar, elles trouvent une nouvelle résonance aujourd’hui, dynamisée par l’émergence grandissante d’auteures dans le secteur, à l’instar de Louise Mey et des romancières trans-éditeurs appartenant au collectif des Louves du polar. La popularité actuelle du cosy crime n’incarne pas un pôle opposé à ces types de récits. Comme le rappelle Jérôme Dejean, de la librairie parisienne Les Traversées, les violences faites aux femmes y sont présentes, « même si elles se déroulent dans un cottage dans le Gers ».
Un festival ouvert sur ses voisins d'Europe
« La littérature espagnole n’existe pas » décrète Javier Cercas sur la scène de l’hôtel de ville. Lancé dans une tirade enflammée en faveur d’un art s’affranchissant des frontières, l’auteur s’est vu tempéré par Agustín Martínez, lauréat du prix Planeta 2016 : « le polar espagnol a pu se développer avec la fin du franquisme. C’est comme si nous étions prisonniers sur une île. La libération nous a affranchi de la censure. » Le festival lui aura donné raison. Une grande variété d'événements sur le polar latin aura permis de le rendre plus visible, lui et ses thèmes marquants.
L’opération Le mois du polar lancée avec le réseau des libraires Ensemble se prolongera jusqu’à la fin du mois d’avril. Au programme : dédicaces et animations, ainsi que 14 rencontres littéraires proposées à travers la France. Pour les 20 ans de la manifestation lyonnaise, il faudra attendre le 5 avril 2024.