Un président de la République, garant des libertés, qui désapprouve publiquement un projet d’édition. Un documentaire pour la jeunesse stigmatisé en ligne par quelque 150 000 pétitionnaires dont bien peu, pourtant, ont pu avoir accès à ses 2 000 exemplaires imprimés… On mesure le chemin parcouru à rebours depuis que, il y a trois ans, des millions de Français sont descendus dans la rue pour défendre la liberté d’expression à la suite des assassinats perpétrés à Charlie Hebdo.
Nul ne contestera que la réédition critique des pamphlets antisémites de Céline tout comme celle d’une édition critique de Mein Kampf puissent faire débat. Ni que le sexisme, les préjugés raciaux ou les visions stéréotypées des minorités parfois véhiculés dans les livres puissent être mis en lumière et contestés. Avec les réseaux sociaux qui décuplent l’impact des campagnes de lobbying de toute nature, les éditeurs sont cependant confrontés à un processus beaucoup plus insidieux, qui substitue au débat une stratégie de pression de masse, souvent fondée sur la simplification voire le travestissement ou la manipulation des faits.
Le risque est grand aujourd’hui de voir ce jeu de pressions et de menaces, aux ramifications complexes, porter peu à peu atteinte à la liberté de publier. Certes, en France où celle-ci est garantie par la loi, les auteurs et les éditeurs ne sont pas pourchassés et emprisonnés pour l’indépendance d’esprit qu’ils manifestent par leurs livres comme ils peuvent l’être en Turquie ou en Chine. Mais ils sont progressivement acculés à des stratégies de précaution illustrées, aux Etats-Unis, par l’émergence dans le secteur de sensitivity readers qui, tels des commissaires politiques, rectifient les manuscrits à l’aune des intérêts de tous les types de minorités. Ces mesures d’autocensure conduisent à une standardisation de la production dont on peut douter qu’elle favorise la créativité. La liberté de publier s’use lorsque l’on ne s’en sert plus.