Jean-Marie Ozanne et Amanda Spiegel ne parlent pas de vente mais de transmission. Il est vrai que la jeune femme devenue cet été, à l’âge de 34 ans, la nouvelle gérante de Folies d’encre à Montreuil, s’inscrit dans la droite ligne de son prédécesseur. Arrivée en 2002 dans la librairie dans le cadre d’un stage pour sa maîtrise de lettres à la Sorbonne, Amanda Spiegel n’en est jamais repartie. Passée par l’Institut national de formation de la librairie (INFL) puis par différents postes au sein du magasin, elle en était même la directrice depuis 2009. "C’est une opportunité incroyable de pouvoir reprendre Folies d’encre, s’enthousiasme la jeune femme, par ailleurs mère de deux enfants. Partir de rien et accéder à une librairie de cette envergure constitue pour moi une ascension tant sociale que culturelle que je n’imaginais pas au départ." D’ailleurs, l’ancienne animatrice jeunesse ne se destinait pas particulièrement à la librairie. "Bien sûr, j’ai toujours eu de fortes affinités avec les livres. Enfant, je fréquentais beaucoup la bibliothèque des Lilas où j’habitais. J’y lisais de tout mais sans esprit critique, car je n’avais pas les codes", observe la jeune dirigeante qui explique venir d’une famille populaire où "on ne lisait pas de la grande littérature". Mais si Amanda Spiegel s’est très vite sentie à sa place chez Folies d’encre, c’est aussi en raison de la dimension humaine inhérente au métier de libraire : "Ecouter, échanger, conseiller mais aussi accueillir des publics qui n’ont pas la culture des livres et leur donner ainsi de nouvelles ouvertures sur le monde."
Une approche en résonance avec celle du charismatique fondateur de Folies d’encre qui, en créant en 1981 la seule librairie indépendante de Seine-Saint-Denis, entendait être "un acteur sociétal" et fédérateur dans une ville marquée par son caractère multiethnique. Cette résonance a même été d’autant plus forte que Jean-Marie Ozanne a très tôt souhaité privilégier une cession en interne dans la perspective de son départ à la retraite, qu’il prévoit l’an prochain, à l’occasion de ses 62 ans. "A côté de la transmission familiale, qui ne s’inscrivait pas dans les projets de ma fille, c’est le type de passation le plus satisfaisant pour qui veut assurer une certaine continuité à son entreprise, analyse ce dernier. Mais c’est délicat à réaliser. Bien sûr, le plus difficile est de trouver la bonne personne, mais après il faut partager le trône jusqu’à en descendre. En plus, dans le cas présent, il y a un vrai changement de génération. Certes, nous partageons avec Amanda le même souci de donner à tous l’accès à la culture, mais nous ne l’abordons pas forcément de la même manière. D’ailleurs, je sens bien qu’il se passe aujourd’hui des choses qui m’échappent du côté des nouvelles technologies. Dès lors, toute la difficulté consiste à ne pas perdre ce que j’ai réussi à apporter et à ne pas gâcher ce qu’Amanda va pouvoir apporter." Du tac au tac, cette dernière confirme : "Il n’est pas question de tuer le père. Au contraire, il faut qu’il m’accompagne. D’ailleurs, il est prévu que Jean-Marie reste encore un an à la librairie… mais comme salarié. Ce qui lui permet d’avoir maintenant droit aux chèques-restaurants !"
Transmission facilitée
Convaincu que le métier a besoin de "sang neuf", l’ex-patron de Folies d’encre ne cache pas avoir aussi été séduit par la personnalité d’Amanda Spiegel : "son envie d’avancer", "son ouverture aux autres" mais aussi "son opiniâtreté". Reste que la transmission d’un établissement pesant presque 2 millions d’euros de CA annuel et comptant 11 salariés n’est pas une mince affaire. Surtout lorsque le candidat à la reprise ne possède pas d’apport financier personnel. Le vendeur ne souhaite pas communiquer de prix, précisant juste qu’il l’a "adapté" pour permettre la transmission. Mais il est clair que la valeur de l’établissement ne peut guère être très inférieure à 500 000 euros. Pour amorcer son financement, la jeune femme, à qui l’Association pour le développement de la librairie de création (Adelc) notamment demandait un apport de fonds propres en gage de motivation, a eu la chance de remporter, avec son projet de reprise, la bourse Lagardère 2013 dotée de 30 000 euros. Dès lors, le montage financier a pu se mettre en place, faisant intervenir l’Adelc et le Centre national du livre (CNL), mais aussi des banques. Pour aider à la réalisation de l’opération, Jean-Marie Ozanne a accepté que son acheteuse recoure au crédit vendeur, ce qui permet à cette dernière de ne pas payer d’intérêts et d’échelonner ses remboursements, limitant ainsi ses besoins d’emprunts. En outre, le fondateur de Folies d’encre explique qu’en 2015, au terme du remboursement du crédit-bail qu’il a lui-même contracté au début des années 2000, lors de son installation dans le centre commercial de la Croix-de-Chavaux, il sera propriétaire des murs de la librairie. Un argument rassurant pour l’avenir, à une époque où l’une des principales causes de fermeture dans la profession est justement l’augmentation des loyers.
Feignante et sens pratique
Mais Amanda Spiegel n’est pas d’une nature inquiète. S’appuyant sur la solidité de l’équipe en place - "c’est aussi ce qui m’a décidée à y aller", confie-t-elle -, elle a déjà commencé à imprimer sa marque. "Je suis feignante mais j’ai un bon sens pratique ! Du coup, j’essaie de boucler rapidement les choses à faire pour avoir le temps après de me consacrer à ce qui me plaît. A la librairie, j’ai ainsi cherché à rendre le travail plus efficace. Par exemple, j’ai fait mettre des bacs à roulettes pour faciliter les déplacements et éviter que les gens se cassent le dos. J’ai aussi changé le logiciel de gestion… Ce sont des petites choses mais qui, au final, libèrent du temps et de la disponibilité pour les clients." Affirmant son propre style, Amanda Spiegel ne manque pas de personnalité. Elle a même converti son ancien patron à adopter ses cigarettes longues et fines !
Décomplexée, la nouvelle gérante de Folies d’encre, qui commence ses journées "à 7 heures avec, comme première lecture, la lettre de Livres Hebdo dans le métro", explique ne pas avoir d’inhibition. "J’ai beaucoup moins de pudeur que Jean-Marie. Du coup, je n’hésite pas à mélanger les genres. J’apporte des livres que je vends à mon boucher quand je passe faire mes courses ou à mon ostéopathe quand je vais le voir !" Autres temps, autres mœurs. Mais la philosophie de Folies d’encre reste assurément la même : rendre la culture accessible au plus grand nombre.
Jean-Marie Ozanne : tuteur et parrain
Comme Amanda Spiegel, Jean-Marie Ozanne reconnaît avoir été attiré par un métier tourné vers la relation à autrui et vers l’échange. Il ne ressentait pourtant aucune vocation particulière pour le métier de libraire. Au départ, parmi différents petits boulots, il travaille comme infirmier psychiatrique avant d’être mis à la porte de l’HP. Après avoir repris ses études et obtenu une licence de droit, il met finalement à profit un petit héritage de son grand-père pour créer une librairie. "Je fais partie de cette génération qui pensait pouvoir changer le monde avec les livres !" reconnaît a posteriori l’intéressé. Connaissant bien Montreuil pour y avoir été lycéen, il ouvre en 1981, à 27 ans, la seule librairie indépendante de Seine-Saint-Denis. Une gageure à l’époque ! "Certains éditeurs m’ont alors demandé si on lisait à Montreuil !" se souvient celui qui, depuis, est devenu une figure emblématique de la profession avec un établissement figurant au 146e rang de notre classement des 400 premières librairies françaises. "D’ailleurs, il a fallu quatre ans pour que les premiers représentants viennent dans ma librairie." Au démarrage, ce n’était pas gagné. Sans formation, Jean-Marie Ozanne a très vite dû affronter les déficits chroniques et les interdits bancaires. "J’ai alors décidé de suivre des cours à l’Asfodelp, et assez rapidement j’ai pu redresser la barre." En 1990, il a déménagé pour s’installer, dans la même rue, dans un nouveau local où il s’est agrandi deux ans plus tard. Puis, en 2003, il s’est implanté au cœur du nouveau centre de Montreuil, à la-Croix-de-Chavaux, où il occupe 300 m2. "A la fin des années 1990, il y a eu une vraie révolution dans le métier avec l’explosion de l’offre. Du coup, les problématiques ont évolué et le client s’est retrouvé au cœur des préoccupations. En choisissant il y a plus de trente ans de m’installer à Montreuil, je m’inscrivais déjà dans cette démarche."
Mais pour satisfaire son désir de partager et de transmettre, Jean-Marie Ozanne est sorti de son magasin. Non seulement en s’investissant lui-même dans la formation, notamment au sein de l’Institut national de formation de la librairie (INFL), en parrainant des créateurs de librairies désireux de s’installer en Seine-Saint-Denis, mais aussi en promouvant la loi Lang en France et à l’étranger. Il a également cofondé en 1984 le Salon du livre jeunesse de Montreuil à l’organisation duquel il continue de participer. Plus récemment, il a lancé le festival de lecture à voix haute Vox. Enfin, il a développé une petite activité d’édition placée sous le même nom que celui de la librairie. Très tournée vers la littérature traduite, notamment en provenance d’Amérique du Sud, la maison prépare pour mars la parution de plusieurs livres d’auteurs brésiliens, parmi lesquels le septième roman de Moacyr Scliar. Des activités que, pour la plupart d’entre elles, l’ex-patron de Folies d’encre ne compte pas arrêter de sitôt.