Dans un domaine proche, la multiplication, étonnante dans un pays où le partage raisonné des biens publics n’est pas forcément instinctif, des boîtes à livres, témoigne du même intérêt tranquille pour le recyclage, en l’espèce en forme de don, d’ouvrages, même si la notion de partage, de lien social, etc. associée à ces pratiques semble largement exagérée
[1].
Il reste que l’initiative bouscule la traditionnelle appropriation gratuite du livre que proposent les bibliothèques publiques – lieux spécifiques où il est parfois difficile d’entrer, et qui ne sont pas ouverts 7/7 et 24/24, contrairement aux boîtes à livres
[2]. La pratique peut même avoir un rapport, il est vrai assez lointain, avec la théorie du don et du contre-don développée par Marcel Mauss dans les années 20, et dont on connaît la fortune critique – même si, c’est le moins qu’on puisse écrire, son application dans un monde dominé par la logique capitalo-libérale semble pour le moins incertaine. C’est, sans doute, cette difficulté d’application dans le monde « conventionnel » qui favorise et médiatise des pratiques économiquement marginales, mais qui ont l’immense mérite d’un pouvoir symbolique largement supérieur à leur réalité sociale.
Pluridisciplinarité
Les bibliothèques proposent aussi un service de recyclage exemplaire quant à son organisation et le sens du partage qui le caractérise, un service rodé de longue date, aux pratiques souvent sophistiquées, et dont on peut regretter parfois la complexité, mais qui fonctionne, même s’il n’a pas été consubstantiel à leur naissance : le prêt de documents à domicile. Longtemps activité de base des établissements, le prêt est aujourd’hui largement éclipsé – on peut même se demander si, parfois, il ne s’agit pas, pour des établissements acquis au modernisme ambiant, d’un « témoin gênant » d’une époque archaïque.
Pour beaucoup, la bibliothèque est avant tout un lieu, qu’il s’agit d’occuper, sans forcément s’intéresser aux collections qu’elle conserve, et qui propose désormais un très grand nombre d’autres activités que le prêt de documents, activités qui semblent parfois aussi exogènes
[3] que, au hasard, les cours de cuisine, le studio de répétition ou (grand favori) la gestion d’un jardin bio. Pourtant, le prêt, si on veut bien s’accorder sur le fait que l’acquisition d’ouvrages par le bibliothécaire, dans le cadre d’une politique documentaire qui a fait l’objet de savants traités, fait de celui-ci le premier acheteur, n’est ensuite et en quelque sorte qu’une suite de « ventes » d’occasion, à la seule différence que, entre deux « ventes », le livre revient au bercail, à la « biblio » « théké ». On pourra trouver le rapprochement forcé, mais il nous semble traduire le fait que, de tous temps (en tout cas depuis qu’elles prêtent) les bibliothèques ont pratiqué cette forme d’»économie circulaire » dont on redécouvre aujourd’hui les bienfaits – ceux qui ont connu les bouteilles de verre consignées, activité qu’on parle de réactiver, seront loin de considérer qu’il s’agit là d’une innovation.
La promotion des collections
Contrairement à ce qu’on pourrait lors espérer, l’activité de prêt de livres physiques en bibliothèque publique reste stable, tout au moins au regard des derniers chiffres disponibles, qui datent de 2016
[4]. Notons cependant que cette stabilité du prêt est beaucoup plus contrastée dans les bibliothèques universitaires et de recherche, même si les étudiants rappellent à longueur d’enquêtes et de sondages leur attachement aux livres papier pour une part de leurs apprentissages. On pourra, comme souvent, trouver le résultat satisfaisant, eu égard par exemple aux difficultés que rencontre le secteur de l’édition, ou insatisfaisant, considérant que la fréquentation même des bibliothèques est, elle, plutôt en augmentation.
Peut-être les bibliothèques devraient-elles « porter la bataille » là où, comme on dit, le public se trouve (hors boîtes à livres), à savoir le web : si, aux côtés des offres d’un vendeur de livres d’occasion, on trouvait celles d’une bibliothèque proche de chez soi, offrant le prêt gratuit, moyennant un coût d’inscription modique, du livre recherché, ce serait un moyen de publiciser les collections d’un établissement plus convaincant que le catalogue en ligne, dont on sait que, quels que soient les efforts faits pour en améliorer l’ergonomie, il reste largement sous-utilisé.
Le numérique peu écologique
Enfin, c’est sans sarcasme aucun qu’on constatera que, dans cet engouement, le pauvre livre électronique part avec des handicaps de taille. Non seulement, quels que soient les arguments de ses thuriféraires, l’utilisation de livres électroniques n’est pas considérée comme écologiquement responsable, mais en plus il ne peut être revendu – ni même donné ! En rendant son avis dans l’affaire « Tom Kabinet », une officine qui se proposait d’aider les acquéreurs légaux de livres électroniques à les revendre, l’avocat général de la Cour de justice européenne, Maciej Szpunar, a estimé de telles pratiques illégales. Et on sait que le prêt en bibliothèque de ces mêmes livres électroniques pose encore d’énormes problèmes juridiques, obligeant, pour simplifier, les bibliothèques à se situer uniquement dans un cadre contractuel directement avec les éditeurs, là où la loi sur le droit de prêt
[5] les libère, pour les livres papier, et moyennant rétribution, de ces contraintes.
Bref et pour l’instant, c’est dans le monde physique que se situe la bataille du recyclable. Ça tombe bien : c’est ce même monde physique qu’il s’agit, paraît-il, de sauver.