La pipe désespérément accrochée au sourire, "ce quant-à-soi indispensable pour survivre" qui lui creusait la fossette et lui allumait l’œil, un vers ou un bon mot chuchoté du bout des lèvres, Robert Sabatier n’était pour ses lecteurs jamais loin de son double, Olivier. Le jeune héros des Allumettes suédoises a sans doute escamoté le poète. Les plus avertis le savaient aussi académicien Goncourt, éditeur ou encore critique littéraire. Dans ses Mémoires posthumes réunis par son ami le journaliste Jean-Claude Lamy, on découvre que l’Auvergnat de Saugues a été aussi typographe, maçon, jardinier, boxeur, comptable, décorateur.
C’est également une histoire du monde littéraire du XXe siècle qu’il y raconte, maniant avant l’heure le "name dropping" pour évoquer au long de sa vie pas moins de 1 200 personnalités du monde des arts, des lettres et de la politique. Véritable carnet de bord de son quotidien, du café de Cluny voisin des Puf, son "université" où il est chargé du service de presse, jusqu’au plan précis de la table de nos présidents de la République où il s’assied toujours avec étonnement, il y consigne tout avec précision, modestie et amusement, dessinant à son insu sa vie en six grands thèmes.
Sa "maîtresse" Poésie.
"Je dois avoir treize ou quatorze ans. J’écris des poèmes…" Première phrase, premier aveu, premier amour qu’il croise à Montmartre, au détour du poème de Léon Deubel : "Seigneur ! je suis sans pain, sans rêve et sans demeure." Orphelin à 12 ans, Robert Sabatier imprime ses premiers vers clandestinement dans l’imprimerie de son oncle et se lie vite aux poètes, à tous les poètes dont il salue la disponibilité : "Extraordinaires, on leur écrit, ils vous répondent !" Il les retrouve chez Lipp ou les visite dans leur province, porté par sa "revuette" La Cassette, qu’ancien typographe il crée et compose dans son grenier. Mais sa grande œuvre reste son Histoire de la poésie française, qu’il se promet d’écrire dès l’adolescence. Elaborée avec l’application du bénédictin en neuf tomes et "trente années de travail", il y livre mot par mot, biographie par biographie, l’histoire de nos poètes depuis le Moyen Age, avec même "le goût d’insister sur ce qui est peu connu". "Mon Histoire de la poésie, c’est une bataille à coups de ratures, de reprises, de remords", écrit-il. La récompense arrivera : "On n’a jamais autant parlé de poésie… Mon métier, j’ai l’impression de l’avoir fait", constate-t-il enfin à la parution des deux premiers volumes sur la poésie du XXe siècle, celle qui lui donne le plus de fil à retordre. Angelo Rinaldi pourtant l’éreinte dans L’Express à la parution du dernier volume, mettant en doute sa probité intellectuelle et soupçonnant une bonne affaire financière pour son auteur. Amer, celui-ci s’interroge : "Savait-il quelles sommes j’avais dû dépenser pour trouver des éditions rares ? Savait-il que mes droits d’auteur étaient réduits pour que les volumes eussent un prix abordable pour les étudiants ? Savait-il tout ce que j’avais sacrifié ?" Quant à la sienne, pourtant couronnée du grand prix de Poésie de l’Académie française, il ne s’en satisfait jamais véritablement : "J’aime plus la poésie que ma poésie… Ah que je voudrais enfin l’écrire ce grand poème que je sens en moi !" écrit cet albatros fou de Baudelaire.
Le directeur littéraire.
Pur hasard patronymique, il succède en 1965 à André Sabatier au poste de directeur littéraire d’Albin Michel, son propre éditeur. La maison est encore dirigée par Robert Esménard, gendre du fondateur et père de Francis, son actuel P-DG. "Méfiez-vous du fiston, il met son nez partout !" lui conseille alors celui qui lui avait signé son premier contrat d’édition douze ans plus tôt. Les rôles se répartissent sans heurt : "Etant moi-même écrivain… j’envisageais mon travail comme un trait d’union entre éditeur et auteur et il m’arriverait de prendre la défense du second contre le premier." Partageant son temps entre l’écriture, la promotion de ses ouvrages et le travail éditorial, il exerce son métier en toute discrétion et humilité : "Je m’aperçus vite que mon rôle était celui d’un confesseur… Il est là en face de moi, ce romancier ou cet essayiste. Je n’ai rien à lui apprendre, à lui démontrer… tout vient de lui, je n’ai rien fait d’autre que d’être là." Le travail administratif lui échappe. "Francis avait les qualités qui me faisaient défaut. Il agissait en gestionnaire avisé, je n’étais qu’un littéraire égaré." Egaré mais autoritaire et intraitable. "Je prenais des colères si on voulait imposer une publication." Il retient le Nobel Miguel Angel Asturias, publie Christiane Singer, Dalí, Camilo José Cela, Alexandre Kalda, Franz Hellens, Marcel Brion, Jacques Brenner, Marie Dormoy, Yasunari Kawabata…
Allumer le feu.
Les allumettes suédoises, dont l’idée lui vient à New York, a véritablement mis le feu aux poudres de sa carrière de romancier. "Dans une ruelle des enfants avaient ouvert une bouche d’incendie. Ici à Little Italy… cette eau qui jaillit fait émerger des images oubliées… inconsciemment repoussées durant des années." Lorsqu’il reçoit le manuscrit, Francis Esménard doute : "Ce n’est pas le grand roman que nous attendions de vous… n’espérez pas un énorme succès." Le roman, réimprimé une semaine après sa parution en librairie, restera des mois en tête des ventes et sera traduit en vingt langues. "J’étais dans l’air du temps", analyse Robert Sabatier, pourtant déjà auteur de neuf romans chez Albin Michel : "André Sabatier me reçut comme si j’étais le petit prince", raconte-t-il après la réponse favorable, en 1953, donnée à son premier manuscrit, Alain et le nègre, envoyé par la poste. Le directeur littéraire lui fit alors signer un contrat pour ses trois prochaines œuvres en précisant : "Nous n’exagérons pas. Chez Gallimard, on s’engage pour dix titres". Les jurys "bouderont toujours" ses romans, mais La sainte farce est couronné du prix Richelieu à l’unanimité des votants dont Marcel Pagnol, Marcel Achard, Jules Romains, Paul Guth.
L’académie Goncourt.
Son cinquième roman, Canard au sang, obtient quatre voix au Goncourt en 1958. Hervé Bazin, son ami, ne lui donne pas sa voix. "Je t’ai enfoncé exprès… Pour Vipère au poing, je n’ai pas obtenu le Goncourt. Aucune raison que tu le reçoives… tu en seras un jour, je m’y engage…" Ce sera chose faite le 5 octobre 1971. "Les frères Goncourt détestaient les poètes", lui oppose pourtant le poète académicien français Pierre Emmanuel. Il donnera trois fois sa voix en trente ans de votes aux éditions Albin Michel : "Je ne représentais aucun éditeur mais seulement moi-même, avec mes goûts ou mes dégoûts. Ce fut mon credo." Chaque été, dans sa maison du Vaucluse, il emporte une centaine de romans souvent "valables dans le relatif et sans grande valeur dans l’absolu". Le coup de foudre, la révélation, arrive parfois. Lire les romans "goncourables" l’empêche "de bouquiner autre chose pendant plusieurs semaines". "A un journaliste qui ironisait sur le prix je fis cette réflexion : "Accepteriez-vous de sacrifier tout ce temps pour une tâche qui ne rapporte aucun salaire ?"" Perspicace, il pressent, sans pouvoir convaincre ses amis, la supercherie Gary-Ajar. Les réunions sont animées, les jurés "restent courtois malgré de vraies disputes qui s’apaisaient dès la proclamation du lauréat".
Son agenda.
En 1963, Robert Sabatier s’inscrit au "PC", société alors secrète dont l’objectif des membres - Jean-Paul Caracalla, Bernard Pivot, Philippe Alexandre, Jean Chalon… - était d’être "gourmands, joyeux, fraternels" et dont le nom voulait dire "Priorité à la croûte", voire "Pas chère". S’y ajoutent le déjeuner des directeurs littéraires à La Cafetière, le dîner de Goethe, ceux du Goûte-Boudin ou les sorties avec son ami Gilles Pudlowski, "jeune garçon talentueux qui ne rêvait qu’écriture, prisonnier de son métier de critique gastronomique", fou comme lui de poésie. Sans oublier les réunions des jurys dont il est membre et le Festival de Deauville ("Ces deux mondes du cinéma et de la littérature ne se rejoignaient guère") auquel il se rend chaque année à son retour du Vaucluse. "Ma vie dissipée, mon goût du noctambulisme, les jurys qui m’amusaient encore, ces mondanités de toutes sortes me faisaient oublier des années de solitude." Jamais sans sa muse. "On raconte que je papillonne, que je conte fleurette. J’aime la compagnie féminine… J’ai une maîtresse, c’est vrai, je l’avoue : elle se nomme Poésie."
Christiane Lesparre.
Mais la grande affaire de sa vie, c’est Christiane Lesparre, qu’il n’ose appeler sa femme, "car le possessif nous gêne", et qu’il désigne toujours par son patronyme, faisant d’eux "un couple faussement illégitime". Et si on la présentait comme Madame Robert Sabatier, elle répondait froidement : "J’ai un prénom, les chiens en ont bien un !" Artiste et romancière, elle lui inspire les plus belles et les plus troublantes de ces 650 pages qu’elle traverse de long en large, sans que jamais on ne parvienne à comprendre leur relation. "Sa personnalité me dominait", notait-il dès le début de leur rencontre où très vite elle le convainc d’envoyer son premier manuscrit à un éditeur. Féministe avant l’heure, versatile, dotée d’un sacré caractère, cette femme aux multiples talents imposait le silence "à la maison". Imperméable à son succès lors de la parution des Allumettes suédoises, Christiane "se moquait pas mal" de la prospérité de Robert Sabatier, persuadé que sa notoriété lui apparaissait "comme une usurpation". Ses livres, elle ne les "lit guère et ne donne jamais d’opinion". Elle ne verra pas non plus les films tirés de son œuvre. Lorsqu’il entre au Goncourt, elle dit froidement : "Et voilà que tu vas juger les autres… tu as tout trahi : moi, toi, ton idéal de jeunesse…" Capable de dévouement mais "toujours brutale dans ses opinions", elle lui réserve son portrait "le plus caricatural" dans un de ses romans : "On alla jusqu’à me conseiller le divorce." Entre eux, c’est le jour et la nuit. Et pourtant : "Pour dire ce qui nous unit, il faudrait inventer un mot… Son caractère difficile et franc, je l’accepte. Sans elle je ne pourrais pas vivre. Je lui offre mon silence en échange du sien." De fait, "l’insaisissable Christiane Lesparre" laisse perplexe. Elle l’entraîne au volant de sa 2CV sur toutes les routes du monde. Ils achètent dans le Comtat Venaissin une ancienne abbaye, surnommée aussi maison Usher, dont la restauration sera une œuvre à part entière. Robert Sabatier jardine, maçonne, y installe ses livres, ses collections. Pourtant "Christiane qui se lasse vite de tout" un jour n’aimera plus Campagne Saint-Geniès et lui fera vendre, la mort dans l’âme. En perpétuelle interrogation sur leur couple - "sans doute que pour bien vivre à deux il faut s’y mettre à plusieurs" -, il ne cessera de nous convaincre : "Je suis bien avec elle, je ne vis que pour elle." Sur les 650 pages de ses Mémoires, une seule phrase pudique et déchirante, comme pour chaque drame de sa vie, évoquera la disparition de sa "compagne de toujours". Une fois encore, le réconfort viendra d’Albin Michel, et de son attachée de presse Florence Godfernaux, "à la fois ma "fille" et ma "mère"", au point d’élire son dernier domicile près de Christiane Lesparre, juste en face de chez son éditeur de toujours, au cimetière du Montparnasse. <