C’est la Renaissance qui invente l’artiste. A savoir, le génie singulier qui crée, tel un démiurge, un univers de formes sublimes qui portent l’empreinte de son style unique. L’artiste, à cette époque de l’humanisme florissant, veut absolument se départir de sa triviale condition d’artisan. Ce noble statut d’artiste, on le doit beaucoup à Giorgio Vasari, lui-même peintre et architecte, qui forgea cette image du créateur élu des Muses à travers ses Vies, paru en 1550, véritable "Légende dorée" de ceux qui firent la gloire de l’art florentin. De Giotto à Warhol en passant par Rembrandt ou Duchamp, Vincent Brocvielle revisite le genre et relate sur un ton badin et de manière extrêmement personnelle comment ils sont devenus des monstres sacrés. L’auteur de cet essai autour de sept incontournables, Le nez cassé de Michel-Ange et autres récits, nous invite à épier par le petit trou de l’anecdote - pas si anecdotique puisqu’elle explique a posteriori leur génie - la "scène primitive" où l’artiste bascule dans une voie sans retour vers l’Elysée de l’Art.
Printemps 1895 : don José, le père du futur Picasso, ne peut plus travailler. C’est à son jeune enfant, Pablo, qu’il revient de peindre ces pattes de pigeon que sa main usée n’arrive plus à reproduire sur la toile : le père cède son pinceau au fils, le plus grand peintre du XXe siècle est né. "L’épisode est souvent rapproché d’une tradition de la tauromachie appelée l’"alternative" : l’apprenti torero devient matador quand il est capable de tuer son premier toro. […] Il faut que le père renonce pour que le génie prenne son envol." Mais Vincent Brocvielle, même s’il est un conteur hors pair, en tant qu’auteur scrupuleux, sait aussi gratter l’or de la légende. Et de préciser quand même : "Don José ne cessa jamais de peindre."
Michel-Ange lime les gencives du vieux faune qu’il vient de sculpter après que Laurent de Médicis lui a fait la remarque qu’au regard de l’âge de la divinité champêtre figurée il semblerait incohérent qu’elle eût des dents. Amusé par le geste du garçon au nez cassé, l’homme fort de Florence deviendra son protecteur. "Première leçon de Rembrandt" ou "Manet bizuté"…Ce qui rend ces "leçons" d’histoire de l’art si plaisantes, c’est qu’elles fassent si peu leçon. Editeur indépendant et critique d’art (Têtu), Vincent Brocvielle est arrimé au contemporain. Il raconte la jeunesse dans la publicité de Warhol en faisait allusion à l’atmosphère de la série Mad men. Avec ce livre, on n’aura jamais autant appris qu’en se divertissant. S. J. R.