«
For sex see librarian » : jusqu’aux années 60, les catalogues - à l’époque, rappelons-le, sur fiches - des bibliothèques américaines comportaient, pour le fichier par sujet, ce genre de mention. Le lecteur ou la lectrice intéressé était invité à se rapprocher du personnel pour obtenir l’accès, donc indirect, à des ouvrages ou autres documents considérés comme, selon la formule consacrée, «
à ne pas mettre entre toutes les mains ».
Depuis la nuit des temps, tous les nouveaux moyens de communication ont très vite été utilisés pour diffuser ce genre de contenus, et ce fut le cas, il n’y a pas si longtemps, pour la photographie, puis pour le cinéma. Ça l’est aujourd’hui pour le numérique, incluant, bien sûr, 3D et réalité virtuelle. Internet, et c’est un doux euphémisme, a contribué à la diffusion de « contenus à caractère sexuel », images, films, textes, etc., comme aucun média avant lui.
Bibliothèques frileuses
Dans un contexte de libéralisation avancée, sinon des mœurs, du moins de la diffusion de contenus érotiques, on pourra considérer que les bibliothèques restent éminemment frileuses, s’ordonnant autour de deux attitudes, également estimables, mais un rien timorées.
D’un côté, ce qu’on pourrait qualifier d’érotisme à vocation patrimoniale, dont témoigna la fameuse exposition
L’Enfer de la Bibliothèque -Éros au secret, interdite au moins de seize ans, organisée par la Bibliothèque nationale de France à l’hiver 2007, et dont nul n’aura oublié le « X » rose fluorescent qui ornait lors l’une des tours du site François Mitterrand. 250 « œuvres licencieuses » étaient montrées, poème de Guillaume Apollinaire ou manuscrit de Georges Bataille, sans qu’il y ait là matière à scandale. L’adoubement des auteurs au patrimoine littéraire français ou l’éloignement dans le temps des pièces plus anecdotiques permettaient de neutraliser les risques. Dans un registre proche, la mise à disposition en ligne, par la British Library, de sa collection d’ouvrages érotiques, relève de la même « permissivité » vaguement compassée
[1].
After Grey
D’un autre côté, quelques bibliothèques, bien peu nombreuses, s’essaient à acquérir et à proposer des documents plus contemporains. A cet égard, à l’image (si l’on ose) d’Harry Potter pour les bibliothèques jeunesse, il y a un avant et un après
Cinquante nuances de Grey. Quoi qu’on pense de la qualité littéraire de l’ouvrage, il aura eu le mérite de permettre aux professionnels qui le souhaitaient comme à ceux qui pensaient que leurs usagers ne seraient pas intéressés de proposer des ouvrages, parfois des collections spécifiques, où l’érotisme se décline dans des registres plus variés et plus innovants que la vision qualifiée de « mommy porn » d’E. L. James.
On peut comprendre la prudence des établissements, même si, juridiquement, la diffusion d’ouvrages, de films et autres contenus sur ces sujets est finalement beaucoup plus libérale qu’on ne pourrait le penser, mais clairement encadrée, notamment pour ce qui est des restrictions d’accès (et même d’exposition) aux mineurs. Pourtant, les établissements qui ont franchi le pas ne signalent aucun inconvénient, et le taux d’emprunt de ces fonds est souvent supérieur à celui d’autres catégories, plus inoffensives, de documents.
Anonymat et pression sociale
Les progrès techniques sont venus au secours de cette tendance, qui permettent, d’une part, de proposer en ligne un certain nombre d’ouvrages dans un anonymat relatif mais sécurisant, d’autre part et pour les fonds physiques, d’utiliser les bornes de prêt automatisées sans avoir à expliquer que, si on emprunte
Emmanuelle, c’est pour des recherches universitaires
[2]. On préfèrerait, certes, que l’emprunt de cette littérature ne soit pas marqué par la peur d’opprobre sociale, mais nous sommes encore loin du compte, en bibliothèque comme en société.
Involontairement sans doute, Médiadix, le centre régional de formation aux carrières des bibliothèques d’Ile-de-France, confortait cette approche avec l’affiche de la journée (pour autant passionnante) proposée le 21 janvier 2016, « Pour adultes avertis »
[3], en accompagnement de la parution d’un numéro de la revue « Bibliothèques »
[4] dont la lecture est indispensable à tous ceux et celles qui s’intéressent au sujet. On y voyait un homme, habillé façon
dandy, en train de regarder par un trou de serrure, confortation de la pulsion voyeuriste associée aux amateurs (et, surtout, amatrices) de contenus érotiques.
Dans ce domaine comme dans tous les autres, les connaissances des professionnels sont indispensables pour proposer des documents dignes d’intérêt sur un sujet qui l’est tout autant. Et on peut espérer que l’invite «
for sex see librarian » puisse à l’avenir être, non une allusion graveleuse, mais un témoignage de l’expertise de nos professions.