Histoire de l'édition

Six grands procès 4/6 : Astérix et la potion amère

Albert Uderzo en 2009 - Photo Olivier Dion

Six grands procès 4/6 : Astérix et la potion amère

Au cours d’une procédure rocambolesque d’une durée exceptionnelle, les juges n’ont pas hésité, au nom du droit d’auteur, à mettre en péril une maison comptant plusieurs dizaines de salariés. Quatrième volet de notre série sur les procès qui ont marqué l’édition.

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Par Emmanuel Pierrat
Créé le 02.12.2016 à 00h32 ,
Mis à jour le 02.12.2016 à 10h22

En octobre 1996, Actuabédé, le tout jeune webzine francophone consacré à l’actualité de la bande dessinée, évoquant un nouveau coup de théâtre dans la bataille "Astérix contre Dargaud" écrit : "Le procès du siècle n’en finit pas de rebondir." Jolie formule, qui convenait parfaitement à l’affaire, parce qu’elle n’est pas circonscrite au monde de la bande dessinée.

Ce procès restera en effet exceptionnel dans les annales de l’édition, non seulement par la durée de la procédure - dix ans -, mais surtout par son dénouement. Les juges n’hésitèrent pas à mettre en péril la survie d’une grande maison d’édition, forte de plusieurs dizaines de salariés, au nom d’un sacro-saint principe : le paiement des droits d’auteur et le respect de la confiance entre l’auteur et son éditeur.

Pour comprendre cette histoire, il est nécessaire de remonter - en nous gardant de toute allusion à une récente polémique politique ! - à nos ancêtres les Gaulois. Ou, plus exactement, à nos ancêtres tels qu’ils furent croqués par deux créateurs de génie, dont la vision iconoclaste a durablement marqué notre imaginaire.

Alchimie

Il s’agit bien sûr de René Goscinny, le scénariste, et d’Albert Uderzo, le dessinateur, les pères d’Astérix. Le premier avait vu le jour à Paris, en 1926, au sein d’une famille d’intellectuels ashkénazes ayant fui les persécutions en Ukraine et en Pologne. Le second, né en 1927 à Fismes, une petite cité industrielle de la Marne, était issu d’une famille d’émigrés italiens. Son père était ouvrier menuisier. Son frère, mécanicien. Albert Uderzo aurait dû l’imiter, mais sa participation à un concours de dessin organisé par un journal parisien en décidera autrement.

Goscinny et Uderzo se rencontrent en 1950. Ils entament une première collaboration avec les aventures du Peau-Rouge Oumpah-Pah. Pascal Ory, auteur d’une belle biographie consacrée à René Goscinny (Goscinny, la liberté d’en rire, Perrin, 2007), résume très bien l’alchimie qui résulta de cette rencontre : "A l’évidence, les deux talents sont complémentaires mais l’important n’est pas là : il est dans la complémentarité des caractères - René plus extraverti, Albert plus réservé, René plus juvénile, Albert plus pragmatique, René plus intellectuel, Albert plus artisan." Cette alchimie va trouver son acmé avec la création, en 1959, des aventures d’Astérix, cette histoire de village gaulois peuplé de doux dingues braillards et ripailleurs, qui tiennent la dragée haute aux légions romaines.

Les premières bandes paraissent dans le journal Pilote, fondé par un petit groupe dont font partie Goscinny, Uderzo et un autre génie de la bande dessinée, le scénariste Jean-Michel Charlier, inventeur notamment de Blueberry et de Tanguy et Laverdure. A l’automne 1960, Pilote est racheté par Georges Dargaud. Né en 1911 à Paris, celui-ci a monté sa société d’édition avant guerre et il est, depuis 1949, l’éditeur français du Journal de Tintin. Commence, pour Pilote et les éditions Dargaud, un âge d’or, ponctué par la montée en puissance d’Astérix. Cette belle romance va se lézarder aussitôt après la mort brutale de René Goscinny, en novembre 1977, d’une crise cardiaque.

Disparu à seulement 51 ans, Goscinny laisse une œuvre immense (outre Astérix, n’oublions pas Iznogoud, Le Petit Nicolas, les Dingodossiers, Lucky Luke, etc.), une veuve, Gilberte, et une fille, Anne. Uderzo, qui assume désormais seul les aventures d’Astérix, quitte Dargaud, pour monter, en 1979, sa propre maison d’édition, les éditions Albert-René (en hommage à son compère disparu), dont Gilberte, puis Anne, après la disparition de sa mère en 1994, détiennent 20 % des parts. Mais, s’il est parti avec les droits du personnage, Uderzo a laissé à Dargaud la gestion du fonds déjà paru, soit vingt-cinq albums (vingt-quatre aventures d’Astérix, auxquels s’ajoute l’album du film Les douze travaux d’Astérix). Les relations entre la maison Dargaud, d’un côté, Uderzo et les Goscinny, de l’autre, connaissent des premiers ratés, avant qu’un protocole d’accord, signé en mai 1982, n’aplanisse certains différends. Tout continue à peu près cahin-caha jusqu’à la fin de la décennie.

Boulimie

Mais, en 1988, Georges Dargaud, affaibli (il mourra deux ans plus tard), revend sa maison au tout jeune groupe Média-Participations. Fondé en 1985 par Rémy Montagne, ancien député et ancien secrétaire d’Etat aux Affaires sociales dans le gouvernement de Raymond Barre, connu pour son catholicisme conservateur, Média-Participations s’est illustré, dès ses débuts, par une boulimie de rachats dans l’édition confessionnelle (Mame, Desclée…) et de jeunesse (Fleurus, Le Lombard, Dargaud…) qui, un temps, ont laissé redouter à certains une "mise au pas" par les cathos de l’édition de jeunesse et de bande dessinée.

Vincent Montagne, P-DG de Média-Participations, en 2009.- Photo OLIVIER DION

Ces inquiétudes ne se sont pas vérifiées avec le temps : Vincent Montagne, le fils de Rémy, à la tête du groupe depuis la disparition de son père en 1991, fait aujourd’hui l’unanimité à la tête du Syndicat national de l’édition (SNE). Mais, dans un premier temps, ce rachat de Dargaud par Média-Participations va, indirectement, mettre le feu aux poudres. Le nouvel acquéreur fait procéder à un audit de Dargaud et de ses nombreuses filiales étrangères. Le rapport, rendu en octobre 1989, relève notamment la constitution de provisions sur retour excessives par la filiale espagnole de Dargaud - c’est-à-dire que les chiffres de vente sont diminués artificiellement d’hypothétiques exemplaires invendus susceptibles d’être retournés par les libraires. Les filiales allemande et anglaise sont également épinglées pour leur fonctionnement.

Uderzo, qui a connaissance de ce document, obtient en référé, le 16 juillet 1990, la désignation d’un expert. Celui-ci voit néanmoins son travail entravé, Dargaud refusant de fournir les comptes sociaux de ses filiales étrangères. De guerre lasse, Uderzo, Gilberte et Anne Goscinny assignent au fond, le 3 novembre 1992.

Le 15 décembre 1993, le tribunal de grande instance de Paris prononce la résiliation des contrats d’édition. En outre, Dargaud est condamné à verser 2,5 millions de francs (près de 400 000 euros) de dommages et intérêts. Les magistrats reprochent à l’éditeur d’avoir refusé de fournir des justificatifs propres à établir l’exactitude de ses comptes et d’avoir notamment retenu des provisions sur retour excessives pour sa filière espagnole, ce qui a lésé les auteurs d’une partie de leurs droits. Enfin, ils ont constaté que les filiales allemande et anglaise ont versé des rémunérations complémentaires qualifiées d’honoraires éditoriaux ou de frais d’assistance technique "ne correspondant à aucune prestation réelle".

Soutien du SNE

Toutes les parties interjettent appel. Dargaud clame qu’une telle décision met sa survie en danger (Astérix représente plus du tiers de son chiffre d’affaires) - le SNE interviendra volontairement dans la procédure pour soutenir la maison. Uderzo et Anne Goscinny, désormais seule en piste, après le décès de sa mère le 3 février 1994, réclament le triple de dommages et intérêts.

En juin 1994, la Cour d’appel infirme entièrement la décision de première instance et déboute Anne Goscinny et Albert Uderzo : la production des comptes sociaux des filiales ne présente aucun intérêt, la société Dargaud a pris elle-même l’initiative de régulariser les provisions indues, les frais et honoraires correspondent à une pratique courante dans les groupes internationaux, etc. Bref, circulez, il n’y a rien à voir. Anne Goscinny veut abandonner la procédure. Uderzo, dépité, annonce qu’il arrête la bande dessinée.

Mais, le 15 octobre 1996, après de nouvelles expertises, coup de théâtre : la Cour de cassation ordonne que l’affaire soit rejugée. Le dossier revient donc devant la cour d’appel de Paris. Dans son arrêt, rendu le 9 septembre 1998, celle-ci commence par débouter Albert Uderzo de ses griefs contre la gestion de certaines filiales étrangères de Dargaud : "Albert Uderzo, qui n’est pas actionnaire de Dargaud, n’a pas, en tant qu’auteur, qualité pour critiquer la décision de son adversaire de créer dans certains pays, en partenariat avec d’autres éditeurs, des sociétés destinées à assumer le risque éditorial. […] Ce choix relève de la politique d’entreprise de Dargaud et n’appartient qu’à cet éditeur." La suite de l’arrêt est en revanche catastrophique pour l’éditeur.

En effet, les juges se sont penchés plus en détail sur les "redevances d’assistance technique" versées par les filiales étrangères de Dargaud à la maison mère et leurs conclusions sont sévères : "Tant l’importance de ces prélèvements non justifiés que leur caractère occulte […] démontrent que Dargaud n’a pas, dans la négociation des droits à l’étranger, préservé les intérêts dont les auteurs lui avaient confié la charge ; […] elle a fait en sorte au contraire de tirer des contrats passés avec ses partenaires étrangers des profits illégitimes, recevant à l’insu des auteurs, et conservant seule, des paiements qui n’apparaissent pas avoir eu d’autre cause que la cession des droits d’édition […]. Ce manquement à la bonne foi dans l’exécution des contrats […] est manifestement incompatible avec le maintien de la relation de confiance qui doit présider au contrat d’édition."

 

Décision brutale

La Cour d’appel de renvoi entérine donc la résiliation des contrats prononcée le 15 décembre 1993 et chiffre le montant des dommages et intérêts à 5,5 millions de francs (840 000 euros). Claude de Saint Vincent, le directeur général de Dargaud, dénonce une décision de justice "extrêmement brutale et totalement disproportionnée" dont les conséquences seront "dramatiques et irréparables" en termes d’emplois et de création. Et il décide de se pourvoir en cassation.

En attendant, l’arrêt est exécutoire. Dargaud perd l’exploitation des vingt-cinq premiers albums d’Astérix, qu’Uderzo confie au groupe Hachette (lequel prendra également le contrôle des éditions Albert-René après 2008). L’affaire connaîtra son épilogue irrévocable le 11 janvier 2000 avec l’ultime arrêt rendu par la Cour de cassation : "La société Dargaud a manqué à son obligation d’exécuter de bonne foi le contrat d’édition, justifiant ainsi légalement la résiliation prononcée et les dommages-intérêts…" Dura lex, sed lex.

 

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