Cent neuf milliards d’euros d’investissement, 35 nouveaux data centers français, 60 entreprises réunies pour une Europe « leader mondiale ». Les annonces en faveur du développement de l’IA se sont multipliées à l’occasion du Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, qui s’est tenu les 10 et 11 février au Grand Palais à Paris. Mais alors que la France semble avoir enclenché la seconde dans la course technologique - le président Emmanuel Macron ayant même appelé à un sursaut européen -, quid des auteurs et des artistes, qui y voient une menace pour leurs droits intellectuels et l’avenir de leurs professions ?
Au milieu de ce raout de chefs d’État et de patrons de la « tech » vantant les mérites et opportunités de l’IA, les représentants du secteur culturel ont craint d’avance leur marginalisation. Pour se faire entendre, ces derniers ont donc multiplié les revendications en amont du sommet. Le 7 février, plus de 30 000 écrivains, acteurs, traducteurs et autres acteurs de la culture alertaient ainsi sur « les dangers de l’IA » dans une tribune publiée dans Le Parisien, tandis que 38 organisations internationales de la filière publiaient un appel au respect de la propriété intellectuelle.
Un week-end culturel pour les représentants du secteur
Il faut dire que le sujet est sensible pour les créateurs. En pleine démocratisation, l’IA générative suppose d’entraîner son modèle sur un nombre important de données opaques. Un procédé considéré par les artistes et les auteurs comme « un pillage » à grande échelle de leur travail. Et pour cause, en dépit de la ratification du règlement européen sur l’IA (AI Act) et du dispositif de l'« opt-out », qui permet aux créateurs de refuser la fouille de données sur leurs œuvres, la plupart des géants de la tech sont accusés d’avoir entraîné leurs modèles d’IA sur des œuvres protégées. C’est du moins le cas d’OpenAI, créateur de ChatGPT, ou encore de Meta, récemment accusé d’avoir téléchargé des livres piratés sur LibGen et Z-Library pour nourrir sa technologie.
D’où l’urgence, pour les créateurs des industries culturelles, d’insister sur la souveraineté du droit d’auteur. Pour évoquer les enjeux de l’IA et la question fondamentale du droit d’auteur, ces derniers ont pu se retrouver lors d’un « week-end culturel », organisé les 8 et 9 février à la BnF et à la Conciergerie. Un événement dont la teneur n’a pas su convaincre tout le monde. « Que la présence d'acteurs majeurs de la culture soit relayée au week-end en dit long », confie Stéphanie Le Cam, directrice de la Ligue des auteurs professionnels, à Livres Hebdo, soulignant le manque de représentation de la chaîne du livre lors de ces rencontres culturelles.
Appel à la transparence et au respect de la propriété intellectuelle
Obtenu par la ministre de la Culture, Rachida Dati, cet événement dédié au secteur a néanmoins permis la prise en compte des premiers touchés par la force de frappe de l’intelligence artificielle, là où l’ordre du jour du sommet officiel s’est montré plus bref. Néanmoins, une table-ronde intitulée « Créer un cercle vertueux entre IA, création et information », a bien eu lieu, mardi matin, donnant la parole à différents intervenants dont Jane Ginsburg, professeure à l’université de Columbia (USA) et ardente défenseuse des droits d’auteur, et Nabil Ayouch, réalisateur de cinéma.
Si la première a rappelé que « la production culturelle souffre quand vous n’offrez pas un cadre de protection tel que le droit d’auteur », le second a réfuté l’idée selon laquelle les artistes « ont peur de l’innovation », tout en alertant sur « les conséquences dévastatrices d’une IA non réglementée », appelant au respect de la propriété intellectuelle et à une plus grande transparence des acteurs de la tech. À ces paroles de prévention, d’autres interlocuteurs, tels qu’Andrejs Vasiljevs, cofondateur letton du modèle de langage TILDE, ont répondu en faisant prévaloir l’idée d’une IA capable de « garantir la créativité, l’accès et l’inclusivité », dans le milieu artistique.
Innovation et création, une alliance possible ?
Le Syndicat national de l’édition (SNE) s’est d’ailleurs longtemps battu pour que ce temps d’échange figure en bonne place lors du sommet. « Les problématiques autour de la propriété intellectuelle ont bien été posées. Les acteurs ont pu très clairement affirmer leurs positions. À ce titre, cette table ronde nous a permis d’avoir voix au chapitre », nous a indiqué Renaud Lefebvre, directeur du général du syndicat.
« On nous dit tout le temps que l’idée est de trouver l’équilibre entre innovation et création, en gros de trouver un équilibre entre voleurs et volés. Ce vocabulaire marketeux, pro-IA est insupportable », peste, à l’inverse, Stéphanie Le Cam, qui a donc contribué à la tenue d’un « Contre-sommet de l’IA », mardi 10 février, au Théâtre de la Concorde, à quelques mètres de la grand-messe officielle. Organisé par Éric Sadin, philosophe spécialisé dans les technologies numériques, et le Syndicat national des journalistes (SNJ), celui-ci s’est donné pour objectif d’inviter « des professionnels de divers horizons à témoigner des impacts concrets de l’IA sur nos sociétés et à interroger collectivement ses enjeux fondamentaux ».
« Le droit d’auteur a besoin d’être protégé »
Au total, une trentaine d’intervenants se sont produits devant 750 personnes, chacun témoignant des conséquences néfastes de l’IA dans leur activité respective, loin de l’optimisme régnant au Grand Palais. « On nous reproche d’être anti-IA, anti-innovation, anti-progrès, mais bien souvent, faute d’accompagnement dans les enjeux de transformation ou d’action politique concrète, ce sont les plus précaires qui paient les pots cassés », rappelle Stéphanie Le Cam, évoquant le risque de « pertes de gains et d’emplois » encourus par les professionnels, traducteurs, auteurs et illustrateurs en première ligne du côté de la chaîne du livre.
De son côté, le SNE s’est d’abord dit globalement satisfait du sommet pour l’IA, avant que ne tombe la déclaration officielle de clôture de l’évènement, mardi 11 février au soir. « Nous tombons de très haut », réagit Renaud Lefebvre, citant, dans un premier temps, l’absence de reprise de l’appel des 38 organisations internationales des secteurs créatifs et culturels « sur lequel nous avions activement travaillé afin que tous les acteurs convergent vers des principes fondamentaux ».
Le directeur général du syndicat pointe également l’invisibilité du respect du droit d’auteur, « dilué dans le quatrième point de la déclaration, au 12ᵉ rang d’une longue énumération, à la suite du vocable "réflexion mondiale". C’est bien en-deçà de ce qui a été exprimé pendant le sommet et de ce qui avait été déclaré personnellement par le président de la République ces derniers jours. Le droit d’auteur n’a pas besoin d’une réflexion mondiale, le droit d’auteur a besoin d’être protégé ».