Il est toujours instructif de vagabonder en d’autres lieux que ceux du livre afin d’observer les complémentarités ou les substitutions qui peuvent se jouer entre le monde physique et celui des écrans.
On l’a souvent dit, et ce phénomène est bien documenté : le spectacle et l’industrie musicale ont tissé des liens nouveaux à la faveur de la montée du numérique. Trop souvent pensé par les économistes comme la vitrine promotionnelle de l’industrie du disque, le spectacle vivant est devenu le cœur de la création de valeur dans un secteur, celui de l’industrie musicale, que l’on voyait au bord du gouffre.
Le Metropolitan Opera de New York a pourtant dû affronter un conflit très dur avec ses salariés, du fait de sa décision de mettre un terme à une dérive des coûts en grande part imputable, semble-t-il, à celle des salaires ; en effet, le budget de l’établissement est passé de 222 à 327 millions de dollars entre 2006 et 2013 (de 172 à 246 millions d’euros), affichant en 2013 un déficit de 2,8 millions de dollars (2,2 millions d'euros) que les donateurs devront combler, faute d’argent public. Les salaires ne sont pas seuls en cause. Le prestigieux établissement s’est lancé dans une politique de retransmissions de ses productions dans des salles de cinéma de par le monde. Bien qu’ayant remporté de beaux succès, cette initiative s’avère fort coûteuse. Les recettes de billetterie ont diminué, et cette baisse n’a pas pu être compensée par les revenus des retransmissions. La politique de retransmissions au niveau mondial aurait donc affecté la fréquentation de la salle ? C’est difficile à avancer, et il faudrait observer les fréquentations respectives de la salle et des écrans, toutes choses égales par ailleurs, avant de conclure. On affronterait alors ce paradoxe que la notoriété et l’engouement acquis auprès de publics élargis se payent d’une baisse de la présence effective en salle….
Dans un colloque d’économie de la culture qui se tenait à Montréal en juin dernier, deux économistes anglais procédaient à une estimation de l’effet des captations de spectacles que l’on peut visionner sur Internet sur la fréquentation des théâtres londoniens (Hasan Bakhshi and Andrew Whitby, « Estimating the Impact of Live Simulcast on Theatre Attendance: An Application to London's National Theatre”). Ils montraient que lorsque la distance entre le lieu d’habitation et le théâtre augmente, la sensibilité de la fréquentation à la possibilité de voir le spectacle depuis chez soi s’accroit significativement. Dans Londres où l’habitat est dispersé et où les distances sont importantes entre centre et périphérie, on observe cette baisse de la fréquentation au profit des visionnages vidéo, malgré la perte en plaisir et en qualité que représente le renoncement au spectacle vivant. Qu’une distance de quelques kilomètres joue au point de conduire au renoncement à se déplacer montre que la valorisation de l’expérience théâtrale est moins forte que ce qu’on pourrait imaginer.
Si remplacer la représentation théâtrale par l’écran est perçu comme peu coûteux, du point de vue de la qualité et du plaisir du spectateur, on peut faire l’hypothèse qu’il est aisé de passer de la lecture en public à la lecture sur écran, ou encore du papier au numérique, pour un texte somme toute inchangé. Mais peut-être vais-je un peu trop loin dans l’analogie ….