Pour les éditeurs, c'est un coup de tonnerre. Le Conseil d'État a repoussé, le 21 octobre, le recours du Syndicat national de l'édition (SNE), qui s'opposait à l'exclusion par l'Association pour la gestion de la sécurité sociale des auteurs (Agessa) des directeurs de collection du régime des droits d'auteur. Ce changement de doctrine annoncé par l'Agessa en mai 2017, et confirmé en août 2018 par un arbitrage des ministères des Affaires sociales et de la Culture (1), avait été suspendu par le Conseil d'État le temps de rendre un arrêt sur le recours déposé par le SNE pour excès de pouvoir. La nouvelle doctrine est désormais applicable de manière rétroactive au 15 janvier 2019. Tous les revenus perçus cette année par les directeurs de collection, quelle que soit la date de signature de leur contrat puisque ce sont les revenus qui font foi, n'entrent plus dans le champ du régime des droits d'auteur, confirme l'Agessa, qui se tient prête à « étudier les contrats au cas par cas ».
Jugée « désastreuse » au SNE, cette décision met en péril le travail méconnu mais essentiel de 900 directeurs de collection, rémunérés pour la majorité d'entre eux en droits d'auteur, qui collaborent avec plus d'une centaine de maisons d'édition. Qu'il soit en parallèle auteur, éditeur, traducteur, correcteur, journaliste, artiste, universitaire ou enseignant, le directeur de collection apporte des projets indépendants, porte une ligne éditoriale et choisit les ouvrages à éditer en accord avec la maison d'édition. « Ils font partie de l'écosystème de création à part entière », souligne le P-DG du Seuil, Hugues Jallon.
L'arrêt du Conseil d'État a laissé les éditeurs estomaqués, désemparés, sans voix même. Au point que la majorité de ceux que Livres Hebdo a contacté n'a pas souhaité formuler de commentaire, attendant de recevoir des recommandations de la part du SNE. Pour eux, toutes les autres options envisageables pour rémunérer des directeurs de collection seraient non seulement nettement plus coûteuses, mais aussi complexes à mettre en œuvre, voire inapplicables dans de multiples cas (voir page 28). « Il n'est pas raisonnable de passer ainsi du noir au blanc », déplore Hugues Jallon, qui réfléchit avec les juristes de la maison sur « les suites à adopter » puisqu'il ne lui est « pas du tout envisageable de supprimer les directeurs de collection ». « Renoncer aux collections sous prétexte que nous ne pouvons plus rémunérer les directeurs en droits d'auteur, c'est non ! », abonde Blandine Genthon, directrice générale de CNRS éditions. Mais la maison n'a pas encore trouvé de solution concrète pour pouvoir continuer à collaborer avec ses directeurs de collection. Elle se trouve même dans une situation très délicate puisque certains d'entre eux sont fonctionnaires de carrière et ne peuvent de facto pas librement exercer une autre activité professionnelle (voir encadré ci-contre). « Il faut regarder d'un point de vue légal ce qu'il est possible de faire pour eux », reconnaît Blandine Genthon.
Définir un statut
Très rares sont les maisons d'édition à avoir trouvé une formule leur permettant de se mettre en accord avec le changement de doctrine de l'Agessa. Chez Dargaud, qui n'a recours à des directeurs de collection externes que « de manière très épisodique », explique Benoît Pollet, directeur général délégué, « ce changement de règle nous oblige à nous mettre autour de la table avec les directeurs de collection et à trouver quoi faire en fonction de chaque profil et de chaque mode de collaboration », affirme-t-il. Entre le salariat et la micro-entreprise, la maison a opté pour la seconde solution. « Nous ne pouvons pas signer de contrats salariés pour des petits projets. De plus, le temps de travail des directeurs de collection est très variable. Nous aurions pu envisager des contrats à temps partiel, mais ceux-ci nécessitent une régularité du temps de travail », pointe Benoît Pollet.
Si plus aucun recours juridique n'est désormais possible après la décision du Conseil d'Etat, le SNE n'a pas dit son dernier mot. Dans un communiqué diffusé le 29 octobre, il a appelé les ministères de tutelle de l'Agessa (Culture, Solidarités et santé, Comptes publics) à « trouver une solution qui permette de lever l'insécurité économique dans laquelle sont placés les maisons d'édition et les directeurs de collection pour tous les contrats en cours » et à « définir clairement le statut des directeurs de collection, conformément à la demande du ministre de la Culture, et leur ouvrir ainsi l'accès à un régime circonscrit et pérenne ». Contacté, le syndicat n'a pas souhaité s'exprimer davantage puisque des discussions sont en cours avec lesdits ministères. De son côté, l'Agessa assure que « si le droit change et que l'activité des directeurs de collection est reconnue comme une activité artistique, nous réévaluerons les choses ».
Réalités multiples
La définition concrète du statut des directeurs de collection pourrait toutefois se révéler délicate tant les réalités de cette activité sont diverses. « La notion de directeur de collection est assez floue et recouvre des réalités différentes d'une maison à une autre, souligne une directrice de collection dans une maison de littérature. C'est un métier à -tiroir. Le premier consiste à mettre l'éditeur en relation avec un auteur potentiel, ce qui ne relève pas du champ de la création. Le second tiroir est d'apporter un projet à la maison et de concevoir un livre avec un sujet et un auteur. Enfin, le -dernier est un travail d'édition au sein duquel je prends en charge l'intégralité du livre, avec un travail de réécriture et de structure ». Si elle n'estime pas effectuer « de la création avec un grand C », cette directrice de collection assure néanmoins que « quand on part de rien et qu'on arrive à un livre de 200 pages avec un propos, une structure, un langage et un message pour le lectorat, cela relève de la création ».
Directeur de collection chez Dargaud, Jean-Philippe Salmon distingue deux types de relation avec les maisons d'édition. « Je considère que pour être dans la position de directeur de collection, il faut avoir été en mesure de définir la collection, être l'auteur de l'idée originale, et avoir pu pitcher le concept à la fois aux auteurs qui vont la réaliser et à la société éditrice qui va la développer et la financer », explique-t-il. Une situation pour laquelle il estime « sans aucun doute » -effectuer un travail de création littéraire. Mais, « dans les cas où l'idée de la collection ou de la série provient des auteurs ou de la société éditrice qui vous en confie la gestion, on rentre dans le cadre d'une prestation de services, certes particulière, mais d'une pure prestation de services » qui, elle, ne relève pas du champ créatif. Si l'exercice est périlleux, la définition claire d'un statut « peut être l'occasion pour les maisons d'édition d'impliquer davantage les directeurs de collection, cela peut être positif », estime Blandine Genthon.
Dans tous les cas, « nous nous engageons dans un processus relativement long à propos des scénarios possibles », souligne Hugues Jallon. Et l'épineuse question de l'avenir des directeurs de collection se double de nombreuses autres inconnues, pour lesquelles les éditeurs attendent des indications du SNE. Comment se mettre en conformité avec la nouvelle doctrine pour tous les contrats en cours ? « Nous devons avoir des réponses sur les scénarios envisagés. La question du calendrier aussi est fondamentale. Si nous devons nous mettre en conformité pour janvier 2020, le délai est trop court. Et que va-t-il se passer pour les directeurs de collection dont la collection s'est arrêtée mais qui continuent de toucher des droits d'auteur dessus ? », s'interroge le président du Seuil pour qui, « l'idéal serait d'avoir un éventail de solutions juridiques afin de nous adapter à chaque type de situation, et trouver des solutions au cas par cas ».
Quelles solutions alternatives ?
A défaut de pouvoir encore les rémunérer en droits d'auteur, et dans l'attente de la création éventuelle d'un statut dédié, les maisons d'édition disposent de plusieurs options si elles veulent pouvoir continuer à faire appel à des directeurs de collection externes. Toutes relèvent « du salariat ou de l'auto-entreprenariat », résume Hugues Jallon, P-DG du Seuil.
Le recours au salariat serait lourd de conséquences pour les entreprises d'édition. Le poids des cotisations sociales passerait de 1,1 % en droits d'auteur à 42 %. De plus, ce mode de collaboration n'est pas pleinement compatible avec une activité pour laquelle il n'est pas possible d'estimer le temps de travail effectif. « C'est compliqué de salarier une personne qui collabore avec plusieurs maisons d'édition. De plus, certains tiennent à leur indépendance et ne veulent pas de lien de subordination, ce qui est la première conséquence d'un contrat de travail », pointe aussi Benoît Pollet, directeur général délégué de Dargaud.
La constitution du directeur de collection en micro-entreprise permet aux éditeurs de ne pas s'acquitter de charges patronales. En revanche, les directeurs de collection concernés devront s'acquitter d'un montant de 22 % de leur chiffre d'affaires au titre du régime micro-social. Celui-ci est moins avantageux pour eux que celui du salarié : il comprend certes une couverture maladie, mais exclut les indemnités journalières et accidents du travail ainsi qu'une cotisation à l'assurance chômage. Sous un statut de micro-entreprise, les directeurs de collection pourraient par ailleurs établir des factures pour percevoir une rémunération liée au pourcentage des ventes à long terme.
Le portage salarial, à mi-chemin entre le salariat et la micro-entreprise, place un intermédiaire entre le directeur de collection et l'entreprise qui fait appel à lui. Le premier devient salarié d'une société de portage qui, elle, facture la prestation à la maison d'édition et s'occupe de l'ensemble des formalités administratives sans toutefois interférer dans la relation entre les deux partenaires. Le portage salarial présente l'avantage de proposer une protection sociale relevant du régime général, mais le directeur de collection sera délesté d'environ 50 % de ses revenus hors taxe pour prendre en compte les cotisations sociales ainsi que les frais de fonctionnement de sa société de portage.
La cosignature systématique, au côté des auteurs, des ouvrages de la collection constitue enfin une option qui permettrait aux directeurs de collection de continuer à être rémunérés sous le régime des droits d'auteur. « Le statut de coauteur serait une manière de renforcer la mesure de la création, mais nous ne sommes pas encore au clair sur ses implications », reconnaît Hugues Jallon. « J'ai signé un contrat de coauteure tout en étant citée dans l'ouvrage comme directrice de collection, cela avait un peu choqué l'auteur du livre », déclare une directrice de collection qui travaille avec « des personnes à très forte notoriété qui ne voudront pas cosigner leurs ouvrages ». La cosignature met aussi en péril l'avenir des auteurs, dont le statut est déjà fragile.