Avant-critique Essai

Vinciane Despret, "Les morts à l’œuvre" (Les Empêcheurs de penser en rond) : Ceux qui insistent

Vinciane Despret - Photo © Sylvere Petit

Vinciane Despret, "Les morts à l’œuvre" (Les Empêcheurs de penser en rond) : Ceux qui insistent

Comment les morts nous aident à vivre. Tel est le thème du bel essai de la philosophe Vinciane Despret, Les morts à l'œuvre.

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Par Laurent Lemire
Créé le 08.12.2022 à 09h00

Un jardin perpétuellement fleuri pour une femme assassinée, une sculpture pour rappeler la mort de deux adolescents fauchés sur un scooter, un double pont en bois pour célébrer les commandos d'Afrique et de Provence tombés en novembre 1944 dans le bois de l'Arsot près de Belfort ou une composition musicale en souvenir des morts du Bataclan. Ce sont quelques exemples de ces œuvres commandées par des institutions, des associations ou des particuliers à la suite de décès proches ou éloignés dans le temps. Que nous disent-ils, que signifient-ils ? À travers son enquête auprès des commanditaires, Vinciane Despret nous montre comment les morts sont à l'œuvre dans ces quatre récits stupéfiants. Faire une place au mort, c'est bien ce que propose ce bel essai à travers ces œuvres pour le recueillement. Et cet endroit n'est pas que celui de la commémoration qui consiste à « faire mémoire avec ». Cette philosophe qui enseigne à l'université de Liège rappelle la juste formule de Deleuze et Guattari : « L'acte du monument n'est pas la mémoire, mais la fabulation. » Quand nous regardons un monument, la première chose qui nous vient à l'esprit est moins ce qu'il nous raconte, car parfois nous n'en savons rien, que la manière dont nous nous le racontons et ce que nous ressentons à travers lui.

Dans la continuité d'Au bonheur des morts (La Découverte, 2015) où elle évoquait notamment les conséquences du décès de sa petite sœur de 23 ans, Vinciane Despret poursuit son travail sur les comportements. Sa philosophie - elle appartient à la nouvelle génération écosophique - se distingue par son empathie et sa clarté. Ce qu'elle nous dit fait écho à des expériences que nous avons tous eues, car nous avons tous des relations différentes avec les défunts.

Oui, les morts sont aussi « ceux qui insistent », ceux qui veulent rester, pas pour nous hanter, mais pour nous accompagner encore et pour que nous les accompagnions aussi. Voilà pourquoi Les morts à l'œuvre, c'est aussi l'œuvre des morts, ce qu'ils nous font faire pour que nous ne les oubliions pas. Voilà pourquoi la signification de ces commandes est multiple. « Elles viennent répondre à ce qui nous touche, elles offrent un merveilleux instrument de réponse à ce qui nous importe, parfois à quelque chose qui nous touche parce qu'il manque. »

Cette manière d'interroger la manière dont les morts entrent dans la vie des vivants est aussi une réflexion sur l'art comme puissance transformatrice. Il modifie l'espace et change la place du mort. Il permet de faire passer le passé, surtout celui qui ne passe pas. Il fait apparaître des choses qui ne peuvent être dites comme dans le Guernica de Picasso commandé par les Républicains espagnols après le massacre. Il s'agit donc bien de « composer » avec les morts, c'est-à-dire à la fois de « faire avec » et de mettre en harmonie sa vie avec eux. « Les morts font de nous des fabricateurs de récits. » D'une certaine façon, ce livre le souligne finement, ils nous aident à dire ce qui échappe au temps.

Vinciane Despret
Les morts à l'oeuvre
Les Empêcheurs de penser en rond
Tirage: 4 000 ex.
Prix: 20 € ; 230 p.
ISBN: 9782359252439

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