Le tapis de Sisyphe. Sisyphe est condamné à rouler une pierre en haut d'une colline et à la voir dévaler tout en bas pour devoir la rouler derechef jusqu'au sommet sans jamais parvenir à l'y maintenir et à empêcher sa descente. Et ce, éternellement. Absurde. Encore que, d'après Camus, qui consacra un essai au supplicié de la mythologie grecque, il faille l'imaginer heureux : face au néant dont nous sortons et où nous retournerons, nous donnons du sens à l'existence à travers notre effort, si vain soit-il.
Avant la modernité, les choses s'accomplissaient selon les saisons et les rites, dans une ronde de gestes qui respectait la tradition. Mais les Lumières, la Révolution française, ont ouvert la marche de l'histoire éclairant le monde du flambeau de la raison et portant haut les couleurs du progrès. Si les philosophes de l'Encyclopédie ou de l'Aufklärung visent à ce que les individus s'émancipent et qu'ils tracent la voie du bonheur avec pour seule boussole leur intelligence, la révolution industrielle et le capitalisme se chargeront de les mettre au pas, et en cadence rapide, s'il vous plaît (time is money !), et pourquoi pas en les divertissant ? La servitude est d'autant plus volontaire qu'elle est indolore et plaisante. Ou bonne pour la santé !
C'est en apercevant des personnes courir sur un tapis de course dans un club de gym à l'étage d'un immeuble abritant au rez-de-chaussée des pompes funèbres qu'Yves Pagès eut l'idée de son nouvel essai Les chaînes sans fin. Cette vision incarnait tout à coup le dicton créole « Toujours couri / pour gagner vie / Quand bien couru / vie l'est foutue », placé par l'auteur en exergue de l'introduction de son « histoire illustrée du tapis roulant ».
Comme toujours avec Pagès, sous le vernis de la cocasserie c'est du bois, solide - une réflexion bien étayée sur le capitalisme. Tout commence avec un nouveau « manège » créé au XIXe siècle sans qu'on n'y prêtât guère attention à l'époque. Au lieu de faire tourner un cheval afin d'actionner une meule, on le ferait désormais courir sur un tapis surélevé activant le mécanisme destiné à broyer le grain. Le changement visant à améliorer la technique allait se révéler un changement de paradigme radical : production hors-sol et à toute allure. L'ancien système avait l'avantage de montrer qu'on tournait en rond, le nouveau donne l'impression d'avancer. Des abattoirs de Chicago - l'abattage industriel qui inspira Henry Ford et ses usines automobiles - au treadmill de la salle de sport à l'escalator des grands magasins ou aux divers avatars du tapis roulant utilisés comme châtiments corporels, il s'agit bien d'une course en boucle. L'écrivain et éditeur retrace ici la généalogie de la logique d'une production sans autre but que de produire pour produire et creuser la faim d'un consumérisme insatiable. Le cercle est d'autant plus vicieux qu'il nous apparaît linéaire et tendu vers quelque finalité, mais en vérité sans progrès.
Les chaînes sans fin : histoire illustrée du tapis roulant
Zones
Tirage: 3 000 ex.
Prix: 19 € ; 240 p.
ISBN: 9782355222122