Se plonger dans un album de Blutch, Grand Prix d'Angoulême 2009, c'est plus qu'une expérience de lecture, c'est une expérience sensorielle. La mer à boire, sa première longue bande dessinée en solo depuis Lune l'envers en 2014 (Dargaud), ne déroge pas à la règle. D'emblée, Blutch brouille les repères : le récit se passe dans une ville appelée Bruxelles, mais qui, avec ses montagnes, son lac, ses palmiers et ses hôtels de luxe, ressemble plus à une ville de bord de lac italien qu'à la capitale belge. Ce décalage géographique n'est que le début d'une déstabilisation qui se poursuit tout au long d'une histoire mouvante, entre rêve et réalité, fantasmes et souvenirs.
Arrive dans ce Bruxelles aux parfums méditerranéens un certain B., qui a rendez-vous avec une jeune femme, A., à l'hôtel Métropole. Mais A. n'est pas là... Pour la retrouver, il suit les indications d'un groom et se retrouve alors au milieu d'Indiens de cinéma qui lui posent des questions absurdes et le capturent. B n'est pas effrayé par ce qui lui arrive, mais ressent en revanche angoisse et trac à la pensée de revoir A., d'être simplement amené à la regarder, tel un jeune garçon timide découvrant ses sentiments amoureux. Pendant ce temps, A., jeune fille à l'allure garçonne, tergiverse, s'interroge elle aussi : doit-elle aller retrouver B. ou pas ? Dans une deuxième moitié de l'album, en miroir, c'est A. (qui a maintenant un physique plus sophistiqué) qui raconte son amour, observe B., dialogue avec lui et rêve qu'elle se fait capturer par des Indiens (d'Amérique du Sud et réducteurs de têtes, cette fois).
À l'image des protagonistes qui s'égarent dans leurs souvenirs et leurs rêves, on se laisse emporter et on se perd avec délice dans cet univers protéiforme, d'une liberté folle, mais imaginé et exécuté néanmoins avec une parfaite maîtrise. Blutch ne laisse rien au hasard, pèse les mots, choisit précisément ses références (L'oreille cassée d'Hergé, Aucassin et Nicolette, pour les plus évidentes), soigne comme toujours son dessin. Il sait tout faire, représenter des corps nus comme détailler une scène de champ de bataille, toujours avec le même délié, la même exubérance. Ce trait toujours vivant et précis rend les émotions tangibles. Et quelles émotions ! Blutch met en scène crûment la beauté et la violence des sentiments. Il célèbre la passion amoureuse dans toutes ses exaltations et surtout dans tous ses tourments. A. et B. se dépouillent, au sens propre comme au figuré. Leurs questionnements révèlent l'angoisse de ne pas se trouver, de se perdre, de se retrouver, la volonté de tout savoir et tout comprendre de l'autre, la crainte de ne pas y arriver, mais aussi le bonheur d'être à deux. « Rien de ce qui te concerne ne doit m'échapper », murmure A. Dans La mer à boire, un certain nombre de choses peuvent nous échapper, mais certainement pas le talent vertigineux de Blutch.
La mer à boire
Éditions 2024
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 28 € ; 70 p.
ISBN: 9782383870340