Les lecteurs français ont découvert l’année dernière le percutant Christos Ikonòmou avec Ça va aller, tu vas voir, un recueil de nouvelles dépeignant avec noirceur une Grèce urbaine en crise et son peuple exsangue. Le décor unique de son roman Le salut viendra de la mer, une île fictive de la mer Egée où se déroulent cinq récits, semble a priori plus riant, mais on s’aperçoit rapidement que cette île de dépliants touristiques est une prison à ciel ouvert soumise à d’archaïques tensions.
L’île donc, située à l’emplacement de Folégandros dans les Cyclades, précise en postface le traducteur Michel Volkovitch, une île en forme de "paire de menottes" avec son volcan, sa végétation de désert, ses grottes menaçantes, ses falaises. Comme un Stromboli grec. Moins chroniques que contes allégoriques, les cinq histoires mettent en scène les conflits entre les autochtones et des nouveaux habitants, récemment arrivés du continent souvent après avoir perdu boulot et maison, en quête d’un nouveau départ. Les récits se tiennent du côté de ces immigrés de l’intérieur considérés comme des étrangers : face à face "Les Athéniens", "les réfuchiés", "ceux d’aut’part" et "les rats", tous tenus par "le système" violent et corrompu d’une sorte de mafia locale avec ses parrains et leurs porte-flingues. Une communauté divisée, gangrenée par la peur et la haine qui rendent ses membres fous. Comme ce tavernier désespéré qui parcourt l’île à la recherche de son fils en criant en vain son prénom. Cet autre, un poète anarchiste immobilisé sur un fauteuil roulant qui nourrit un scorpion dans un bocal et rumine des dilemmes moraux. Ce petit maraîcher qui rêvait de coopérative solidaire, parlait de "créer des situations nouvelles en Grèce, sans patrons, sans politicards, sans vols et sans magouilles" et reprochait à ses compagnons leur passivité : Tassos le révolté, insensible aux intimidations et aux mises en garde, figure christique sacrificielle qui disparaîtra au fond d’une grotte. Ou encore ce vieil homme délirant qui prophétise "la fin finale, la bonne fin".
La prose pleine d’oralité de Christos Ikonòmou a des accents de prière incantatoire. Elle module, par la voix de ces personnages de parabole biblique, le mélange d’impuissance et de sursaut de résistance, de résignation et de besoin d’espérance qui les habitent. Dans le dernier récit, le moins crépusculaire, un jeune couple, dont la maison louée à un oncle émigré en Allemagne avec le projet d’ouvrir une "ouzerie" vient d’être réduite en cendres, fait ce geste dérisoire de lancer un cerf-volant vers la mer. Cette mer d’où le salut doit venir. Même si la plupart ne se font guère d’illusions. "Le salut, il est en panne, en réparation. Il paraît que ce sera long. Cent ans au moins." Le salut, malgré tout, un jour. Véronique Rossignol