19 avril > Histoire France-Espagne > Philippe Sénac et Carlos Laliena Corbera

Les batailles révèlent souvent un peu plus qu’elles-mêmes. Elles permettent de comprendre ce qui précède et d’expliquer ce qui suit. C’est le cas de celle de Barbastro. Ce n’est pas la plus connue en France, mais ce qui s’y est déroulé en 1064 n’est pas anodin. Nous sommes dans cette Espagne musulmane que l’on nommait Al-Andalus, en pleine Reconquista. Le roi aragonais Ramire Ier meurt au siège de Grauss en 1063 et des représailles sont envisagées contre les Sarrasins. Sauf que l’armée de chevaliers qui se constitue s’avère hétéroclite et "internationale", avec des Aragonais, des Catalans, des Gascons, des Bourguignons et des Normands. Le pape Alexandre II s’immisce lui aussi dans cette expédition qui fut considérée comme la première croisade, avant l’appel lancé par Urbain II en 1095.

Ce n’est pas l’interprétation de Philippe Sénac (université de Paris-4 Sorbonne) et Carlos Laliena Corbera (université de Saragosse). Pour ces deux professeurs d’histoire médiévale, cette défaite pour les troupes musulmanes, qui reprirent la ville par la suite, serait plutôt à rapprocher de la bataille de Poitiers. En dépit des faibles sources documentaires, ils parviennent à saisir ce moment clé dans toute sa complexité.

Cet événement décisif dans l’histoire des "affaires d’Espagne", dans lesquelles la présence pontificale s’affirmait pour la première fois, fut pour ces coalisés un défoulement, une revanche, un plaisir de combattre, plutôt qu’une véritable mission. Dans cette expédition, nulle communauté chrétienne à défendre, aucun tombeau du Christ à reprendre, pas de pèlerinage à protéger et aucun soldat ne portait de croix. En revanche, Barbastro ne manquait pas de richesses et le pillage fut à la hauteur des convoitises. "Tous les auteurs arabes s’accordent pour souligner que la conquête de la cité fut suivie d’un carnage et d’un déferlement de violence jusque-là inédit et dont on ne retrouve l’équivalent qu’à l’occasion de la prise de Jérusalem en en 1099."

Les auteurs présentent aussi la diversité de cette Al-Andalus, rongée par la corruption, mais qui entretenait parfois des relations amicales avec des seigneurs catholiques comme ce fut le cas entre le comte de Barcelone Raymond Béranger Ier et l’émir de la Taifa de Denia ‘Alî Al-Mujâhid. "Une autre conséquence de la prise de Barbastro fut la fascination de l’Occident pour le monde andalou." Les guerriers ont découvert un raffinement insoupçonné et se sont avidement servis dans leur butin. Laurent Lemire

Philippe Sénac et Carlos Laliena Corbera exposent toute la richesse du traitement événementiel. Ils se sont inspirés du Dimanche de Bouvines de Georges Duby, un modèle du genre, tant dans l’écriture que dans sa façon de révéler les cultures et les sensibilités derrière le fait brut. Barbestro ne fut sans doute pas la première croisade, mais cette bataille porte en elle toutes les ambiguïtés du message idéologique de la guerre des chrétiens contre les musulmans que l’on retrouve chez les commentateurs médiévaux. Cet ouvrage brillant a le mérite de nous le rappeler.

 

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