10 novembre > Roman Serbie > Vladislav Bajac

La page blanche hante tout écrivain. Le narrateur du roman de Vladislav Bajac Hammam Balkania est un auteur en quête de sujet, qui se rend dans une ville réputée pour ses bains turcs. Il vient de ce pays naguère composé de nations slaves unies, mosaïque d’ethnies et de religions dessinant un territoire chamarré au cœur des Balkans ; la guerre est survenue : les nationalismes se sont réveillés, les familles se sont déchirées, entretuées… L’alter ego du romancier, également nommé Bajac, est cet écrivain serbe qui médite l’identité et ce qu’elle signifie pour celui qui écrit - cette perpétuelle tension entre le moi individuel, irrémissiblement seul, et qui ressent de manière singulière, et la culture commune dans laquelle il prend racine et dont il est autant la composante que le fruit.

Le narrateur est lecteur d’Orhan Pamuk qui sait aussi bien construire des histoires que déconstruire l’Histoire - le prix Nobel de littérature turc avait osé parler de génocide arménien - et qui "a consacré ses livres aux relations entre l’Orient et l’Occident". Pourquoi ne pas convier l’auteur de Mon nom est Rouge à goûter l’aksamlik, le "plaisir gourmand" du hammam, se replonger avec lui dans le passé ottoman de ce coin d’Europe qui fut longtemps la Marche occidentale de la Sublime Porte ? Au fil de sa déambulation, l’arpenteur a finalement trouvé son sujet : le bâtisseur du pont de Visegrad qui inspira le chef-d’œuvre d’Ivo Andric, Le pont sur la Drina, et d’un "beau bain à coupole", Mehmed pacha Sokollu, grand vizir de 1565 à 1579. En outre, le ministre du sultan "avait […] bâti dans Belgrade un caravansérail et un marché couvert précisément à l’emplacement de l’immeuble dans lequel [il] vivai[t] cette année 2005, et dans lequel [il] vi[t] aujourd’hui encore", note le narrateur. Autre hasard : Mehmed Sokollu s’appelait avant sa conversion forcée à l’islam et la turquisation de son nom Bajica Sokolovic. Bajica, Bajac… un rapprochement fortuit que Vladislav Bajac se charge de transformer en projet littéraire : une réflexion sur l’identité duelle d’un personnage baptisé orthodoxe, à la fois serbe et turc, serviteur de l’islam et protecteur des chrétiens, évitant à la Serbie vaincue l’anéantissement de son Eglise, et sur le cosmopolitisme d’un humaniste contemporain né en ex-Yougoslavie.

Ainsi l’auteur, poète et éditeur (sa maison, Geopoetika, a traduit Umberto Eco, Don DeLillo, Lobos Antunes) a-t-il imaginé un roman à double hélice où se mêlent l’autofiction de l’auteur serbe et l’existence du vizir - de l’épisode du devsirme, l’"impôt du sang", littéralement la "moisson" de jeunes garçons enlevés aux familles chrétiennes afin d’en faire des janissaires de l’empire à l’assassinat fatidique, en passant par son amitié avec le "Michel-Ange de l’Orient", l’architecte Sinan. Conversations et rencontres présentes ou passées s’entrelacent dans le châssis historique pour former une fiction vertigineuse. Sean J. Rose

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