Hans Magnus Enzensberger est un facétieux. Un peu comme la tante Fé qu’il met en scène dans ce livre d’économie pas comme les autres. Car, on l’a bien compris ici, les comptes dont il est question sont surtout bancaires. Dans sa suite royale, la vieille dame excentrique raconte à ses trois neveux et nièces ce qu’est l’argent, d’où il vient, pourquoi on n’en a jamais assez alors qu’autant de gens n'en ont pas. Elle dévoile aussi son histoire personnelle, ses mariages, ses héritages, ce qui se transmet, ce qui se garde et ce dont on ne parle pas.
Le système financier est pour elle un château de cartes. "L’important, ce sont les cartes formant la base. Si tu en retires une, l’édifice peut s’effondrer. Cela fait peur à tout le monde. Voici pourquoi la banque possédant cette carte n’a rien à craindre. On doit la sauver, quel que soit le prix."
On retrouve dans ce récit élégamment traduit par Paul-Jean Franceschini, décédé l’année dernière, la marque Enzensberger, ce mélange de savoir et de légèreté dont ne s’est jamais départi cet écrivain allemand né en 1929. Cette particularité irrigue aussi les 99 méditations qui constituent L’histoire des nuages. Magnus revient à ses premières amours, la poésie.
"Nulle part la pauvreté n’est aussi riche/que dans le grand bazar de Kash, le dimanche./Quatre-vingt mille, à coup sûr,/les toques bordées/de fourrure de marmotte,/et les brocarts de soie débordant d’or./Un luxe qui ne prospère que dans le désert :/les harnais des mulets parés/de rosettes roses, et les croupes/d’une douzaine de clochettes,/les femmes en couleurs folles/que personne n’oserait porter d’ordinaire./Si seulement elle n’était pas si démunie,/cette profusion - comme elle serait plaisante à voir, là,/dans le grand bazar de Kash, le dimanche."
Marginal, inattendu, subversif, celui qui a appartenu au Groupe 47 qui régénéra la littérature allemande d’après-guerre garde les pieds sur terre. Dans sa préface, Jean-Jacques Schuhl parle d’"ironie de l’histoire". Comme cette tante Fé, Enzensberger explique que l’important n’est pas ce que l’on fait avec l’argent, mais ce que l’argent fait de nous. Il fait sienne la fameuse formule qui veut qu’un homme qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. Et l’on se dit que s’il y avait une tante Fé au Forum de Davos, les choses iraient un peu mieux dans la finance mondialisée. Laurent Lemire