Who you think I am (Camille Laurens), The order of the day (Eric Vuillard), The Meursault investigation (Kamel Daoud)… Dans les bureaux new-yorkais de Other Press, au sixième étage d’un immeuble de la vibrante 5e Avenue, les traductions s’alignent sur les étagères. Judith Gurewich, la directrice de cette maison indépendante, a publié une dizaine de titres français sur les trois dernières années, et elle en compte déjà huit à son programme 2019, dont Bakhita de Véronique Olmi (Albin Michel), Tiens ferme ta couronne de Yannick Haenel (Gallimard) et Article 353 du Code pénal de Tanguy Viel (Minuit). "Quand j’aime le livre, je l’achète. Il n’y a aucune logique commerciale", assure-t-elle. L’éditrice, née au Canada et élevée en Belgique, a bien conscience du caractère singulier de sa maison: "Nous sommes plusieurs francophones, ce qui n’est pas le cas chez une majorité d’éditeurs américains."
Français mais pas trop
De fait, si le français est toujours la première langue traduite aux Etats-Unis, devant l’espagnol et l’allemand (1), réussir à vendre les droits d’un livre de l’Hexagone n’a rien d’une sinécure. La mission s’est même compliquée ces dernières années selon la directrice de la French Publishers Agency, antenne new-yorkaise du Bureau international de l’édition française (Bief), Lucinda Karter. Selon elle, "les grosses maisons commerciales n’achètent plus de titres, à moins d’être sûres d’atteindre au moins 20 000 ventes". En 2014, c’est elle qui a vendu à Other Press les droits de Meursault, contre-enquête (Actes Sud), dont 53 000 exemplaires se sont écoulés aux Etats-Unis. Un carton plein à l’échelle des ventes françaises outre-Atlantique. "Quand un titre français se vend à 6 000 exemplaires, on considère qu’on a bien fait notre travail", souligne Judith Gurewich.
La part des livres étrangers dans la production américaine, bloquée à 3% depuis des années, s’explique moins par une aversion des lecteurs que par une timidité des éditeurs locaux, qui ont "une vision limitée de ce qui peut fonctionner sur le marché", estime Michael Reynolds, directeur d’Europa Editions. Dan Simon, le fondateur de Seven Stories, est plus sévère: "Jesuis navré de dire que la littérature française n’est toujours pas à la mode aux Etats-Unis.Les Américains rêvent tous d’aller à Paris, apprennent le français à l’école, mais rares sont ceux qui lisent Carrère, Houellebecq ou même Proust."
Pourtant, cela "pourrait changer à tout moment", tempère l’éditeur, qui met en avant les efforts de la librairie new-yorkaise Albertine pour conquérir le public américain. Il publiera cette année la bande dessinée d’Emma Un autre regard (Massot éditions), conquis par "la voix politique, puissante, militante sans être stridente" de la dessinatrice, et aussi Babylone de Yasmina Reza (Flammarion) et Un pays pour mourir d’Abdellah Taïa (Seuil). Autant de livres représentatifs "du travail fantastique que font les écrivains français, qui observent le monde avec un regard propre sans être obsédés par la frenchness".
Il n’existe pas de "recette" du livre exportable, mais les éditeurs américains se retrouvent sur quelques critères: "Une intrigue forte, des personnages mémorables, une langue travaillée sans être trop expérimentale", détaille Michael Reynolds, éditeur aux Etats-Unis de Michel Bussi ou Négar Djavadi, et aussi de l’un des plus gros best-sellers français de la décennie, L’élégance du hérisson de Muriel Barbery (Gallimard, près d’un million de ventes). "Un livre qui saute les frontières", relève Judith Gurewich. L’éditrice est emballée par Si de Lise Marzouk (Gallimard), sur le parcours d’une mère confrontée au cancer de son fils. En revanche, elle a renoncé à acheter les droits de Grand frère de Mahir Guven (Philippe Rey) car "la banlieue française ne parle pas aux Américains". Adam Wilson, éditeur de bande dessinée chez Gallery 13, a lui été saisi par le "style artistique" de Christophe Chabouté, dont il a publié Tout seul et Un peu de bois et d’acier (Vents d’ouest). "Son trait est assez distinct et énergique pour se démarquer. Et puis ses œuvres racontent des histoires sans beaucoup de mots, or les images sont plus universelles que le langage."
Un résumé en deux phrases
Les récompenses peuvent aider à les convaincre, les précédentes cessions à l’étranger aussi. Mais les liens noués au fil des années entre professionnels de différents pays pèsent bien plus dans la balance, estiment unanimement les éditeurs américains interrogés. Tous saluent d’ailleurs le travail de longue haleine, précis et juste des responsables de droits françaises. Quand Judith Gurewich évoque "une affaire de sensibilité et d’intelligence", Dan Simon s’adresse ouvertement à ses confrères du Vieux Continent: "Trouvez les éditeurs qui vous intéressent réellement, avec qui il y a une résonance, et soyez ouverts à l’idée qu’un livre qui n’a pas explosé en France pourrait être plus intéressant pour les lecteurs américains que celui qui a remporté un prix."
Adam Wilson se fait plus concret, estimant que nos romans graphiques, pour accéder au marché américain, doivent compter "une trajectoire solide et un concept facile à résumer en une ou deux phrases". "C’est probablement plus important que toutes les récompenses qu’un livre a pu remporter."
(1) Source: Bureau international de l’édition française.