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Ebooks : quelle protection contre le piratage ?

Ebooks : quelle protection contre le piratage ?

La plupart des auteurs et des éditeurs jugent que les systèmes de protection du livre restent indispensables. Ces verrous techniques, dont l’efficacité est contestée, irritent une partie des lecteurs. D’autres systèmes se développent, orientés contre les diffuseurs de fichiers piratés.

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Par Hervé Hugueny
Créé le 11.10.2013 à 19h29 ,
Mis à jour le 14.04.2014 à 15h26

Si les producteurs et les distributeurs de musique ont abandonné leurs divers systèmes de gestion des droits numériques (DRM) à partir de 2008 sous la pression d’un piratage massif, la plupart des auteurs et des éditeurs estiment que ce verrou reste nécessaire, même si la question de son efficacité fait débat. Entre autres fonctions, une DRM bride la copie d’un livre une fois qu’il a été acheté et téléchargé par un lecteur. Au nom de la maîtrise d’une facilité de circulation potentiellement dangereuse pour l’économie du secteur, l’usage de l’ebook devient plus restreint que celui de sa version papier. « C’est un sujet très polémique, qu’on évite maintenant de programmer dans une conférence », reconnaît Pierre Danet, directeur de l’innovation et de la technologie numériques du groupe Hachette, qui s’amuse à demi d’avoir été traité de « barbouze » à ce sujet. Egalement membre du conseil des directeurs de l’International Digital Publishing Forum (IDPF) qui définit la norme ePub, il assume ses convictions. Au côté de huit autres acteurs français du livre, Hachette fait partie des 23 fondateurs de Readium, un consortium issu de l’IDPF et présenté au Salon du livre en mars dernier à Paris. Son objectif est de poursuivre les développements techniques nécessaires à la lecture des fichiers ePub 3, et de créer une DRM légère qui prendrait le relais de celle d’Adobe, si besoin est. Baptisée Lightweight Content Protection (LCP), elle deviendrait la norme pour la dernière génération d’ePub, explique Bill Rosenblatt, consultant de GiantSteps MTS, mandaté par l’IDPF, et convaincu qu’une solution se trouvera, même en cas de retrait d’Adobe. Une première réunion de Readium s’est tenue cette semaine à Book Expo America pour discuter de l’avancement de ces projets.

Vu l’expérience traumatisante vécue dans la musique, le contrôle de leurs fichiers apparaît indispensable aux détenteurs de droits de l’écrit, même si le piratage semble relativement limité dans ce secteur : 14 % des lecteurs d’ebooks interrogés dans le dernier baromètre des usages du livre numérique (SGDL, SNE, Sofia) disent « avoir eu recours à une offre illégale ». Mais le nombre et la qualité des livres piratés augmentent régulièrement, selon la dernière enquête du Motif. Et 43 % des répondants de son étude sur les pratiques de lecture publiée en mars dernier affirment maintenant « disposer de l’habileté technique suffisante pour convertir les fichiers ou supprimer les DRM ».

 

 

Enfermer le client.

De fait, l’ACS 4, qui est la solution commerciale la plus répandue, est aussi la plus crackée. C’est d’ailleurs un des reproches fait à Adobe en termes de maintenance. L’autre grief concerne son manque de convivialité, souvent décourageante pour un premier utilisateur. Cette version 4 date d’octobre 2008 et a fait l’objet de trois mises à jour. La dernière est effective depuis décembre 2012, sans devenir plus résistante au déverrouillage. Son coût n’a pas baissé : environ 0,20 dollar par fichier, indique Clément Laberge, vice-président de la société canadienne De Marque, gestionnaire entre autres choses de la plateforme Eden. Soit à peu près 0,15 euro de ce côté de l’Atlantique, confirme Xavier Cazin, responsable de la plateforme Immateriel.fr (voir encadré ci-contre), qui l’active pour les rares éditeurs qu’il n’a pu convaincre de son inutilité - chez Adobe, personne ne s’exprime au sujet des tarifs et du développement d’ACS 4. « Comprise dans la prestation globale d’un distributeur, la pose de la DRM n’est pas facturée en tant que telle », insiste Denis Zwirn, P-DG de Numilog, qui distribue les contenus numériques d’Hachette Livre. Utilisateur d’une des toutes premières versions de cette DRM, en 2000, il en reconnaît les limites, à l’origine de la plupart des problèmes d’après-vente. Mais ce service est en option, et payant pour les librairies.

 

L’ACS 4 est interopérable, c’est-à-dire utilisable sur des terminaux de marques indifférentes, exepté le Kindle et l’iPad. Amazon dispose de sa propre DRM, à partir du format Mobipocket créé par la société française du même nom, rachetée en 2005. L’objectif n’est pas d’entraver un éventuel piratage, mais d’enfermer le client : s’il veut changer de liseuse, il doit abandonner sa bibliothèque numérique, inutilisable sur un autre appareil. A noter que le cybermarchant n’utilise aucun verrou sur les fichiers MP3 de sa librairie musicale. Lorsqu’il l’avait lancée en 2007, il en avait même fait un argument contre Apple et son service iTunes. Apple a abandonné sa DRM musicale quelques mois plus tard, mais l’a réadaptée pour l’iBookstore, dans le même but de contrôler ses clients. Elle est dénommée Fairplay, selon l’humour cool qui caractérise l’entreprise élevée au soleil de Californie. Kobo dispose aussi de la sienne (Vox), de même que Comixologie ou Izneo. « Et elle résiste au piratage », assure Amélie Rétorré, directrice du développement de la plateforme de distribution de BD.

Le tatouage numérique, ou watermarking, est une autre solution, plus souple pour le lecteur et pour l’éditeur. Elle ne nécessite pas de serveur d’authentification, d’identifiant ni de code. Xavier Cazin la préconise vivement auprès des éditeurs clients de sa plateforme, qui l’ont presque tous adoptée. « Nous inscrivons le nom, et-ou le mail de l’acheteur, sur chaque page, ou à la fin des chapitres, ou juste à la fin du livre, suivant ce que souhaite l’éditeur. Si le libraire ne veut pas nous transmettre les coordonnées de son client, nous y ajoutons un autre identifiant. » Il s’agit de responsabiliser le lecteur, et éventuellement de lui demander des comptes s’il a partagé trop généreusement son livre numérique sur Internet. « Nous avons développé en interne notre système de tatouage », indique Nathalie Mosquet, directrice de l’organisation et du projet numérique d’Editis, qui teste la diffusion sans DRM sur plusieurs centaines de références. « Il est encore bien trop tôt pour en tirer des conclusions », ajoute-t-elle. Le groupe veut se donner les moyens d’une décision argumentée sur des faits, alors que les choix concernant les DRM reposent plutôt sur des intuitions, des convictions ou des inquiétudes. La question est toujours débattue : s’il n’y a plus de DRM, est-ce le nombre de copies piratées qui augmentera, ou celui des ventes, favorisées par la simplicité d’utilisation du fichier ? 12-21, marque numérique de Pocket, filiale d’Editis, teste l’attrait de nouvelles policières à 0,99 euro, « sans DRM », insiste l’offre de lancement.

 

 

Streaming.

« Les éditeurs qui ne mettent pas de DRM ont aussi les politiques de prix les plus agressives, c’est corrélé », analyse Hadrien Gardeur, cofondateur de la librairie numérique Feedbooks. Dépenser 15 centimes pour protéger un livre à moins d’un euro n’a en effet pas beaucoup de sens, pas plus qu’il y en aurait à chercher sa version piratée. Sur les 9 300 titres distribués par la e-Plateforme d’Editis, qui gère aussi des éditeurs extérieurs au groupe, 45 % sont proposés sans DRM, constate Hadrien Gardeur. Sur les 8 200 références d’Eden (Actes Sud, Gallimard, Flammarion, La Martinière, notamment), 37 % sont sans DRM. Mais sur les 18 500 ebooks d’Immateriel (Bragelonne, Maison des sciences de l’homme, Petit futé, Phébus, Publie Net, etc.), moins de 500 utilisent l’ACS 4.

 

Le streaming, c’est-à-dire la consultation des contenus restés stockés sur des serveurs distants, comme au temps du Minitel, tranche simplement la question : pas de téléchargement de fichiers, donc pas de copie possible. Le lecteur hésitera à faire circuler le code d’accès de son compte, auquel sont rattachées ses coordonnées bancaires. C’est ce qu’anticipe Google Play, la boutique de ventes de contenus du moteur de recherche, convaincu que le monde entier sera connecté en permanence au réseau. En attendant, pour lire un livre numérique sans 3G ni Wi-Fi, il faut bien un téléchargement aussi chez Google, qui en est revenu à la DRM d’Adobe.

Associé à des prix bas (9,99 euros les 15 BD sur un mois), le streaming est aussi la solution que défend Izneo pour sa librairie BD Comics à destination du grand public. « Une bande dessinée coûte 15 euros pour une vingtaine de minutes de lecture. La baisse des prix du numérique ouvre un marché de volume, de même que la diffusion internationale », plaide la directrice du développement. Mais ce qui vaut pour la BD, très piratée et dans l’obligation de réagir, n’est pas forcément pertinent pour d’autres secteurs, notamment la littérature. Le ratio entre prix des livres et durée de lecture étant plus équilibré, une baisse de tarif n’entraînerait pas nécessairement une hausse équivalente des achats. Pour maintenir la rémunération de l’ensemble des auteurs, éditeurs et libraires, elle serait pourtant indispensable. <

Trouver un fichier dans une botte de liens

Dans les tout prochains jours, le Syndicat national de l’édition proposera à ses adhérents deux solutions de lutte contre le piratage, qui reposent sur le même principe de surveillance et d’identification des sites trafiquant des livres numériques. Au-delà des verrous ou tatouages numériques qui tentent de prévenir la prolifération de fichiers illicites, il faut aussi contenir leur diffusion. Au lieu de s’en prendre au lecteur, soupçonné au mieux de négligence, ou au pire de malhonnêteté, ces outils de surveillance visent les organisateurs de la circulation des fichiers. C’est une évolution qui se constate dans le monde entier, récemment exposée en France dans les préconisations du rapport Lescure.

L’une des solutions du SNE est inspirée du service mis en place par l’association des éditeurs britanniques, dont le site Copyright Infringement Portal a été traduit. Elle supposera un peu de travail. A l’adresse Portailprotectionlivres.com, les éditeurs pourront charger leurs listes de références, devront vérifier ensuite les alertes signalant un titre piraté, puis cocher l’envoi d’une notification en demandant le retrait au webmaster. Le site, qui pouvait jusqu’alors invoquer l’ignorance, est désormais averti de la contrefaçon et susceptible de poursuites. Evidemment, s’il est hébergé dans un pays peu coopérant juridiquement, la rétorsion juridique est aléatoire. L’éditeur peut charger autant de références qu’il le souhaite : le tarif dépend de son chiffre d’affaires, et va de 285 euros pour une activité inférieure à 285 000 euros, à 5 750 euros lorsqu’elle dépasse 11,5 millions.

L’autre solution est fournie par Hologram Industries, une société spécialisée dans la protection de documents, marques, contenus numériques. « A partir des livres numériques, nous calculons une empreinte propre à chacun d’entre eux, qu’il s’agisse de texte ou d’image, que nous comparons aux contenus circulant sur Internet. Nous déclenchons le processus de notification lorsque nous trouvons une copie illicite », explique Marc Pic, directeur digital solutions d’Hologram. Le prix dépendra du nombre global de livres à surveiller, et il sera dégressif à l’exemplaire. La participation des grands éditeurs diminuera donc la facture des petits. L’objectif est d’arriver à un coût inférieur à 1 euro par livre et par mois. Pour lancer le service, Hologram attend un corpus de 4 000 à 5 000 livres. « Vu la demande que nous avons constatée, et le sondage que nous avons effectué à la suite de la présentation aux éditeurs, nous devrions l’atteindre sans problème », assure Christine de Mazières, déléguée générale du SNE.

Hachette Livre et Editis n’utiliseront toutefois pas ce prestataire : ils ont signé avec la société américaine Attributor, lancée en 2007 et spécialisée dans la traque aux fichiers contrefaits sur Internet. Quelque 90 éditeurs dans le monde utilisent ses services, dont presque tous les grands groupes américains, de même que l’espagnol Planeta, maison mère d’Editis, ou encore Pottermore, le site de diffusion des versions numériques d’Harry Potter. Ni la société ni ses clients français ne souhaitent indiquer le prix de la prestation fournie. Au Royaume-Uni, la Guilde des éditeurs indépendants (IPG) a signé un accord qui ouvre à ses adhérents les services complets d’Attributor à raison de 15 livres (17,50 euros) par ouvrage et par an. Le prestataire s’occupe aussi de pister les indexations de Google pointant vers des livres piratés, et d’en faire retirer les liens afin de les rendre introuvables sur Internet. De janvier à avril, il a ainsi fait retirer pour Hachette plus de 8 000 liens de Google, dont l’essentiel lors d’un grand ménage au démarrage, selon les indications fournies par le moteur de recherche. Pour Editis, il a demandé près de mille retraits de janvier à mai, dont les trois quarts au démarrage. Au total, depuis juillet 2011 et tout secteur confondu, les titulaires de droits du monde entier ont demandé le retrait de 14,8 millions de liens, acceptés à 97 %. <


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