Livres Hebdo : L’héroïne de votre roman La Rivale est un peu à Maria Callas ce que Salieri a été à Mozart ?
Éric-Emmanuel Schmitt : J’ai voulu faire un portrait en creux de la Callas. Avec un point de vue singulier d’une cantatrice ratée, nommée Carlotta Berlumi, qui estime que la Callas est responsable de son ratage. Parfois les gens n’acceptent pas leur échec et cherchent un bouc émissaire. La Rivale est l’histoire d’un magnifique ratage et d’une magnifique réussite. Mais chaque fois, avec de l’ambivalence : Carlotta a des aspects extrêmement sympathiques tout en étant terrible, Callas a des aspects très antipathiques avec des douleurs qui nous émeuvent. Je voulais montrer également comment certains, en émettant trop de lumière, mettent les autres dans l’ombre. Callas a effacé tous ses contemporains parce qu’elle était, outre l’excellence du chant, un miracle de présence, un formidable investissement émotionnel.
Votre protagoniste se plaint que Maria Callas n’a pas une aussi belle voix qu’elle. Le génie, c’est aussi la faille.
Carlotta ne croit qu’à la force, elle ne croit pas à la force de ses faiblesses. Maria Callas, c’est le contraire de la cantatrice académique : elle a ringardisé tout le monde. Mais à quel prix ! Complexée par son physique, Maria Callas fera des régimes drastiques et fera en sorte d’être aussi belle qu’elle excelle dans le chant. Elle avait au départ une voix énorme qu’elle réussit à domestiquer à force de travail, elle devient soprano colorature alors qu’elle avait plutôt une voix pour chanter Isolde l’héroïne wagnérienne… Elle sacrifie tout sur l’autel de l’art, puis quand viendra l’amour, ce grand amour avec Onassis ravage ces quelques années d’excellence. C’est alors qu’elle se détruit, comme les héroïnes défaites par la passion amoureuse qu’elle a incarnées. Ce destin romantique et dramatique, elle l’assume pleinement, c’est cela qui plaît tant chez elle. Elle s’immole à son art comme plus tard elle s’immole à son amour.
On sent dans ce roman, dont l’héroïne est une espèce de « Tatie Danielle » de l’opéra, une certaine jubilation d’écrivain à délier la langue de vipère de cette cantatrice rivale ?
Bruce Willis a dit que les rôles de méchants sont formidables car ce sont eux qui ont les plus belles fringues et les meilleures répliques. Moi qui viens du théâtre, je le sais. J’aime surtout quand une personne est capable de créer un personnage. Carlotta est à la fois une personne avec ses côtés touchants (ce côté teigne trahit au fond sa candeur) et un personnage parce qu’elle est péremptoire, ne sortant jamais de son rôle, incapable de reconnaître ses fautes, de voir combien sa vision du monde est biaisée par sa mauvaise foi. Même quand elle va voir la Callas interpréter la Traviata, face à l’évidence de l’interprétation géniale de cette femme pulmonaire que son amant abandonne et qui fait pleurer toute la salle, Carlotta persiste et signe : l’opéra ce n’est pas ça, ce sont des jolis airs qu’on chante à la fin du repas ! Elle est un bloc de certitudes que rien n’ébranle, et ses certitudes font d’elle un personnage plus grand que la vie.
Se donne en ce moment au théâtre de la Madeleine à Paris votre nouvelle pièce, Bungalow 21. Encore une histoire de rivales ?
Il s’agit du bungalow du Beverly Hills Hotel où, en 1960, séjourne un couple célèbre, Marilyn Monroe et Arthur Miller. Dans le bungalow d’à côté débarque un couple d’acteurs français en pleine gloire, Yves Montand et Simone Signoret, qui va être nommée aux Oscars. Les deux couples se connaissent parce que Signoret et Montand avaient joué Les Sorcières de Salem de Miller à Paris. Choisi par Monroe pour être à ses côtés dans le film de Cukor Le Milliardaire, Montand aura la liaison que l’on sait avec elle. C’est une rivalité, certes, mais sans crêpage de chignons, c’est cela qui m’a intéressé. Une trahison d’amour mais aussi d’amitié. Simone Signoret estimait Marilyn Monroe. La douleur, la délicatesse… J’ai aimé me plonger dans la psyché dans ces deux femmes. Si sur Marilyn on a énormément de documents, car ses psychanalystes l’ont trahie en enregistrant ses séances, pour Signoret, c’est grâce à Benjamin Castaldi [le petit-fils de Simone Signoret], qui m’a soufflé l’idée de la pièce, que j’ai eu accès aux lettres de sa grand-mère à Montand. L’amour lui faisait perdre son intelligence. Chez Signoret, cette vulnérabilité amoureuse alliée à sa grande lucidité sur l’époque m’a fasciné.
Éric-Emmanuel Schmitt, La Rivale, 140 p., Albin Michel 16,90 €
Bungalow 21, 192 p., Albin Michel, 15,50 €
Bungalow 21 au théâtre de la Madeleine