Dans la catégorie des grands écrivains, John le Carré fait partie de ceux qui s’ingénient à écrire toujours le même livre. Ou plus exactement - pour reprendre une formule de Jean-Baptiste Harang appliquée à Patrick Modiano - qui le poursuivent. Jamais peut-être cet "éternel retour", consubstantiel de l’œuvre donc, ne se sera déployé d’une aussi éclatante manière que dans cet Héritage des espions. Le Carré, 86 ans, y revient sur ce qui le fonde, la guerre froide, l’espionnage, les loyautés multiples et comment le temps et ses petits et grands arrangements laminent tout idéalisme.
Des idéaux, il n’est pas bien sûr que Peter Guillam, honorable sujet de Sa Majesté réfugié sur ses vieux jours en Bretagne, en ait encore. Mais peut-être cette absence est-elle préférable à la certitude de soi affichée par ses lointains successeurs au sein du "Cirque", les services de renseignement britanniques. Ceux-ci le convoquent à Londres pour faire la lumière sur une affaire demeurée obscure, l’opération Windfall, menée par le maître espion George Smiley, dont Guillam était alors l’adjoint, qui se conclut à Berlin en 1961 par la disparition de deux agents britanniques, Alec Leamas et son amie, Liz Gold. L’opération, son succès et son coût humain, aurait été destinée à demeurer dans les limbes profonds des mondes engloutis de la guerre froide si les enfants des deux victimes ne s’étaient mis à réclamer leur part de vérité et si des politiques outre-Manche n’y avaient pas vu une opportunité d’y dénoncer l’arbitraire de régimes moins démocratiques qu’ils ne le prétendent. Du moins est-ce ainsi que les "interlocuteurs" de Guillam lui présentent les choses, désireux de pouvoir à travers lui remonter le temps et surtout la piste de Smiley, qui paraît avoir lui aussi bel et bien disparu. Mais bien sûr, ce n’est jamais sans dommage que l’on réveille les morts et que l’on traque jusqu’au fin fond des souvenirs les fantômes.
Les lecteurs fervents de John le Carré reconnaîtront sans peine, à travers l’opération Windfall et les différents personnages qui s’y égarent, le livre inaugural du "cycle de Smiley", L’espion qui venait du froid. L’héritage des espions n’en est en aucun cas une suite, plutôt une libre variation autour de ses figures imposées, une manière de "cinquante ans après" plus crépusculaire encore que l’original. La dimension politique reste très présente, l’attachement au vaste idéal européen de civilisation rappelé en filigrane à l’heure où l’Angleterre s’adonne aux joies mauvaises du Brexit. Plus que jamais, Smiley, son héros fétiche, apparaît comme le porte-parole du romancier, le récipiendaire de sa déception et, disons-le, de sa tristesse même s’il convient de ne pas ignorer chez l’auteur de La Taupe un humour discret, une ironie parfois vacharde qui doit beaucoup à l’understatement tout britannique. Au fond, comme toujours chez le Carré lorsqu’il est à son meilleur - et c’est ici indiscutablement le cas -, cela tient tout autant du grand poème romantique que du récit de genre. Si, alors, le mensonge et la dissimulation étaient autant de méthodes mises au service d’un but qui demeurait, d’un horizon qui pouvait encore apparaître accessible, aujourd’hui plus rien de tout cela n’a cours, hormis peut-être l’oubli impossible et le grand silence des sépultures sous la lune. Olivier Mony