Ralentissement de l’économie chinoise ? Sans doute. Mais pour la vingtaine d’agents et de responsables de droits français présents du 26 au 30 août à la 22e Foire internationale du livre de Pékin (BIBF), le livre n’est pas encore touché. "Pour nous, la Chine est vraiment le marché qui progresse, c’est le premier en Asie", indique Anne Risaliti (Hatier, Didier Jeunesse). A Pékin, seule Florence Giry (Flammarion) a vu une éditrice chinoise, maline, tenter de tirer partie de la dévaluation du yuan en demandant la révision d’une avance à la baisse. Un épiphénomène. "J’ai refusé", précise la responsable des droits, convaincue après trois participations à la BIBF que "la Chine est un pays avec lequel on peut faire plus de choses".
Un marché qui explose
Pour Laurence Leclercq (Dunod, Armand Colin), "le seul renouvellement des contrats des classiques d’histoire d’Armand Colin, comme Marc Bloch et Fernand Braudel, qui a suscité des enchères, nous permet de faire un gros chiffre qui justifie le déplacement". La France est désormais le troisième fournisseur de droits de traduction à l’édition chinoise (loin toutefois derrière les Etats-Unis et le Royaume-Uni), et la demande, surtout en livres illustrés (jeunesse, BD, pratique…), mais aussi en non-fiction et en sciences humaines, ne cesse de s’étendre. Les progrès de l’édition chinoise dans la pratique de l’anglais - "et même du français", pointe Anne Risaliti - facilitent les choses. La curiosité et les goûts des éditeurs chinois évoluent vers des produits plus sophistiqués même si la cession de livres d’art reste handicapée par le niveau élevé des droits iconographiques.
"Le marché est plus mature, souligne Pierre-Jean Furet (Hachette Pratique), qui a vendu presque tout son catalogue de livres de coloriages, en vogue cette année en Chine après les 3 millions de ventes de Secret garden (Marabout en France). Lors de ma première visite il y a cinq ans, tout était confus. Aujourd’hui, les éditeurs chinois font preuve de discernement dans leurs choix." Ils parviennent aussi à "transformer le produit de manière très réussie pour abaisser le prix public des livres illustrés".
Les éditeurs implantés de longue date obtiennent des résultats spectaculaires. Casterman fait "une très très bonne année, se réjouit Jérôme Baron (Casterman, Fammarion Jeunesse). Avec 1,5 à 2 millions d’exemplaires dans l’année, la Chine est devenue le premier pays en nombre d’albums vendus pour Tintin, devant la France et les pays anglophones. 3 millions de volumes de Martine se sont écoulés en trois ans." Auzou, qui a pris pour la première fois cette année à la BIBF un stand indépendant de celui du Bureau international de l’édition française (Bief), cède en Chine la moitié de ses 100 à 150 nouveautés annuelles. "L’activité a tellement explosé que notre production est devenue insuffisante pour répondre totalement à la demande", remarque la responsable des droits Asie-Pacifique, Giulia Scandone.
De nouveaux éditeurs font le voyage. "Le seul fait d’annoncer ma visite a permis d’augmenter le nombre de rendez-vous de notre agente, Wu Juan", se félicite Laurie Jesson (Kaléidoscope). Encouragée à se déplacer directement par l’agente Solène Demigneux (Dakai), Marie Buhler (Lattès) constate pour certains titres "un intérêt qui pourrait se concrétiser rapidement. Ce n’est pas évident en littérature, mais les Chinois sont intéressés par la non-fiction". Au Chêne, Justine Granjard est "très enthousiaste : dès que nos interlocuteurs ont un coup de cœur, on négocie très vite les droits, ce qui est très rare dans les autres pays".
Les déplacements réguliers en Chine influencent directement le niveau des ventes. A Pékin, une première fois en 2013, Anne Desramé (Fleurus) et Marion Girona (Mango, Rustica, Mame, Vagnon) ont doublé leur chiffre d’affaires dans l’année qui a suivi. "Cette année, nous bénéficions du fait que nos marques sont déjà connues, même d’éditeurs avec lesquels nous n’avons pas encore travaillé", se réjouissent-elles. "Il faut du temps pour bien se connaître", complète Jana Navratil Manent (Flammarion Beaux livres), qui s’est déplacée dans les bureaux de certains de ses interlocuteurs pékinois. "C’est long, admet-elle, mais ce n’est pas du temps perdu car cela permet d’instaurer une relation de confiance."
Avantage pour les Français : "Les Chinois sont sacrément francophiles, rappelle Solène Demigneux, qui en veut pour preuve l’affluence au stand du Bief à la BIBF. Beaucoup d’éditeurs chinois viennent à Paris avant les foires de Francfort ou de Londres." Cette appétence pour la culture et les produits français accompagne un regain d’intérêt pour la langue. "La classe moyenne en plein essor en Chine est attachée à la langue française, qu’elle associe au bon goût et à l’art de vivre à la française, comme marqueur social", analyse Jean-Pierre Tissier, délégué général de l’Alliance française en Chine. Présente dans 15 villes du pays, sur près de 40 sites (36 000 inscrits, dont 9 000 à Pékin), l’Alliance va s’installer, sous dix-huit à vingt-quatre mois, dans 6 autres dont Harbin, Shenyang, Kunming et Zhengzhou, et adapte son offre pédagogique à la demande.
Des freins au développement
Le développement du livre français en Chine, surtout en littérature et en sciences humaines, est parfois ralenti pas le manque de traducteurs de qualité. Pour cette raison, "des éditeurs prêts à acheter un livre y renoncent parfois", regrette Florence Giry chez Flammarion. "Il nous arrive de récupérer les droits d’un titre cédé et payé parce que l’éditeur ne parvient pas à le concrétiser dans les dix-huit ou vingt-quatre mois prévus au contrat", raconte Laurence Leclercq (Dunod, Armand Colin).
Fin 2014, l’Institut français de Pékin a créé l’académie Fu Lei pour donner plus d’impact à l’ensemble de ses actions de soutien aux traductions et aux traducteurs : programme d’aide à la publication (50 à 70 titres par an), formations de traducteurs (2 sessions par an), club de traducteurs, conférences, prix de la Traduction. "C’est notre axe majeur, explique Delphine Halgand, attachée culturelle à l’ambassade de France, chargée du livre et du débat d’idées. Sans traducteurs bien formés et informés, bien rémunérés et valorisés, on ne peut pas développer les cessions de droits."
Le durcissement du régime chinois depuis deux à trois ans contribue également à ralentir les échanges. Sous pression, nombre d’ateliers privés créés dans les années 2000 sont passés sous le contrôle de maisons d’Etat (1). La censure est plus offensive et les éditeurs de jeunesse, par exemple, auraient, selon une agente, reçu des consignes interdisant aussi bien le traitement de sujets sensibles comme l’homosexualité que des initiatives plus anecdotiques telle l’utilisation d’à-plats noirs, susceptibles d’effrayer les enfants. Enfin, l’augmentation du filtrage de l’Internet et, depuis six mois, l’offensive contre les VPN qui permettent de s’en affranchir, la fermeture de Google, le blocage de WeTransfer et des accès aux FTP et à Dropbox rendent les transferts de fichiers - et donc les échanges - problématiques. "Nous en sommes à redemander aux éditeurs français d’envoyer des fichiers sur des CD", s’inquiète une agente. Dur de développer le livre dans un système à ce point sous contrôle.
(1) Voir notamment "Ce qui change sur le marché chinois", LH 1009, du 12.9.2014, p. 28-29.