« Nous sommes sous le choc de cette mort prématurée, toute l’équipe est orpheline », réagit Stéphanie Chevrier, directrice des éditions La Découverte depuis 2018, à la disparition soudaine de son prédécesseur François Gèze, survenue le 28 août. « C’est un immense éditeur, engagé depuis le début dans les éditions La Découverte, avant même que Maspero lui laisse les rênes. Il était convaincu que les livres pouvaient changer le monde. »
C’était en 1982, François Maspero avait choisi comme héritier François Gèze pour reprendre sa maison. Aujourd’hui reconnu par toute la profession comme un « maître », il était tout autant impliqué dans son travail d'éditeur que dans les luttes politiques et sociales (au Chili, en Argentine, en Algérie, en France…) et dans les différentes strates interprofessionnelles des métiers du livre. Il présidait notamment le groupe universitaire du Syndicat national de l’édition depuis sa création en 2002.
Le SNE s’est exprimé dans un communiqué saluant « la mémoire de François Gèze », et le président du syndicat, Vincent Montagne, de rappeler que l'éditeur était un « précurseur dans la compréhension des enjeux et des mutations de l’édition, [qui] s’est toujours porté en première ligne de tous les grands combats de notre métier, en particulier la défense du droit d’auteur. Nous devons beaucoup à son engagement indéfectible dans l’action collective au service de l’édition et de la chaîne du livre ». L'ancien directeur général du SNE, Pierre Dutilleul, était un proche de François Gèze, qu’il avait notamment accompagné dans le rachat de La Découverte par Havas en 1998, où il travaillait alors. Ensemble, ils avaient rétabli la maison, alors en grande difficulté. « Je perds un ami très proche, on ne s’est pas quittés pendant vingt-cinq ans », réagit Pierre Dutilleul.
Proche des libraires comme des éditeurs
Mais il était également proche des libraires. Ainsi le Syndicat de la librairie française s’est exprimé à la suite de son décès : « Le monde de la librairie a appris avec une profonde tristesse la mort de François Gèze. […] Il était un ami des libraires dont il louait “l’obstination tranquille” au service de la “bibliodiversité”. Membre fondateur de l’ADELC, il avait maintes fois mesuré combien l’exigence éditoriale qui nourrissait son catalogue avait besoin de l’engagement complice des libraires pour atteindre les lecteurs. Enfin, nous retiendrons aussi de lui son honnêteté et son humanité. »
Hugues Jallon, que François Gèze avait recruté aux éditions La Découverte lorsqu’il avait 27 ans, l’avait remplacé à la direction pendant quelques années. L’actuel président des éditions du Seuil le considère comme un « père professionnel » : « Il m’a tout appris, tout donné, c’est un grand éditeur, un militant du livre, un camarade d’action et de pensée. Il est mon Maspero. » Ingénieur des mines de formation, François Gèze connaissait l’édition « jusque dans ses aspects les plus prosaïques ». « On dit qu’il connaissait la hauteur des haillons des camions qui livraient les cartons de livres, sourit Hugues Jallon. Il était très franc, et ne m’a jamais fait payer un échec commercial. Il disait qu’il fallait beaucoup d’échecs pour réussir. »
Du côté des éditions La Fabrique, pour qui il était un camarade et un auteur, « on ne remerciera jamais assez de nous avoir rendu simple la tâche un peu intimidante d’éditer un grand éditeur ». Pour l'éditrice Stella Magliani-Belkacem, « François Gèze était aussi un camarade volontaire sur qui on pouvait compter, sans que jamais il ne se donne trop d'importance ou tienne des propos trop sages : tout récemment encore, alors qu'un de nos collaborateurs était abusivement interpellé sur le chemin de la Foire du livre à Londres, il a obtenu le soutien du Syndicat national de l'édition. Son aide nous a toujours été précieuse. »
L’un des derniers titres qu’il a signé et codirigé en 2020 avec Omar Benderra a été publié aux éditions La Fabrique, Hirak en Algérie. L’invention d’un soulèvement. « François Gèze connaissait parfaitement la nature complexe de la relation franco-algérienne, il était en prise directe avec la réalité du pays. Il est allé dans ce qui a constitué l’histoire coloniale et l’histoire de l’Algérie », explique Omar Benderra, notamment cocréateur du média Algeria-Watch. « Il avait une sensibilité algérienne, il comprenait sa situation si complexe, et ainsi il détonnait beaucoup dans l’ambiance intellectuelle de l’époque. » Ensemble, ils ont milité trente ans, organisé des manifestations, participé à des travaux collectifs autour de la situation du pays, notamment pendant la sanglante décennie noire. « Cet homme n’a jamais perdu sa curiosité intellectuelle et n’a jamais fermé sa porte à qui que ce soit. Il a aidé beaucoup de personnes en difficulté, sans jamais le faire savoir. C’est un frère que j’ai perdu. »
En octobre prochain paraîtra son dernier ouvrage, La Double Nature du livre. Quatre décennies de mutations dans la « chaîne du livre », aux éditions des Belles Lettres. Caroline Noirot raconte qu’elle l’a rencontré il y a un an et demi avec Jean-Claude Zylberstein, qui dirige la collection « Le Goût des idées », pour la réédition d’un titre de Pierre Vidal-Naquet, publié à La Découverte. En le raccompagnant au métro, ils lui suggèrent de réunir les travaux qu’il a réalisés depuis quarante ans sur le milieu de l’édition, dans une optique de transmission. « Il a été surpris, et a tout de suite accepté, raconte Caroline Noirot. Je l’ai connu tardivement, ce que je regrette énormément. Mais ce fut une rencontre amicale. C’est un homme habité par la générosité et la passion de la vérité. »