Un grand livre d'artiste est toujours le résultat de la rencontre entre un créateur et un éditeur. En l'occurrence Henri Michaux (1899-1984), poète et peintre, et Karl Flinker (1923-1991), galeriste et éditeur. Karl, établi 25, rue de Tournon, qui exposera Michaux entre autres, était le fils de Martin Flinker (1895-1986), lui-même galeriste établi au 68, quai des Orfèvres. Le père et le fils, Juifs viennois (où Martin avait notamment fréquenté Musil ou Schnitzler), avaient fui l'Autriche après l'Anschluss. Puis s'étaient exilés durant la guerre, au cours de laquelle leur famille a été exterminée dans les camps nazis. Ils étaient ensuite revenus s'établir définitivement à Paris. Michaux, tout au long de sa carrière, et même s'il n'était pas bibliophile (il a jeté, voire brûlé ses livres, afin de laisser le moins de traces de lui sur terre), a publié d'innombrables plaquettes, illustrées de ses dessins (depuis Entre centre et absence, paru chez Henri Matarasso, en 1936) ou non, dont il reprenait ensuite les textes dans des volumes collectifs, chez Gallimard ou au Mercure de France, ses principaux éditeurs. En 1959, Michaux a 60 ans. Il est l'auteur, depuis Qui je fus (NRF, 1927), d'une œuvre considérable, soutenue par Jules Supervielle, André Gide (auteur, en 1941, d'un Découvrons Henri Michaux fondateur) ou Jean Paulhan. Ecuador, Un barbare en Asie ou encore Plume l'ont révélé au grand public cultivé, même s'il ne sera jamais, et ne voudra jamais être, un auteur populaire. C'est aussi un artiste dont l'œuvre (dessins, aquarelles, encres...) est exposée régulièrement, connue, reconnue.
Dans les années 1950, Michaux, qui a passé sa vie à explorer ce qu'il appelait « l'espace du dedans », à pousser au plus lointain la connaissance qu'il pouvait avoir de lui-même, mais « par les gouffres », se lance sous contrôle médical dans des expérimentations de certaines drogues, surtout la mescaline, un alcaloïde extrait du peyotl, qui provoque des hallucinations. De ces expériences naîtront des textes « automatiques », rassemblés dans plusieurs recueils, comme L'infini turbulent ou Misérable miracle, et de très nombreux dessins. C'est cette conjonction des deux moyens d'expression qui forme Paix dans les brisements, avec cette singularité unique dans l'œuvre de Michaux, familier des cultures de l'Asie, Chine, Japon, Inde : le livre, au format 191 x 275 cm, se présente en feuilles qui se déroulent comme un kakemono (le mot est employé par l'artiste lui-même), où se mêlent mots et images. Il s'ouvre sur une série de dessins. Puis vient un texte sur leur signification, où Michaux tente d'analyser ce qu'il a ressenti, comme un sismographe : « Ça débouchait ainsi. Mais plus violemment, plus électriquement, plus fantastiquement. » Suit un texte explicatif, au sujet de ce projet, qui s'achève sur une phrase qui mène à un long « poème mille fois brisé », lequel « pèse et pousse pour se constituer, pour, à travers tout, nous reconstituer ». Michaux réalisera aussi, plus tard, des dessins de « désagrégation » et de « réagrégation ».
Paix dans les brisements, ce livre magique, n'a jamais été réédité tel quel depuis 1959. C'est maintenant chose faite, chez un petit éditeur en région, qui a le goût de la poésie et de la belle ouvrage.
Paix dans les brisements
Conspiration éditions
Tirage: NC
Prix: 80 € ; 52 p.
ISBN: 9791095550334