Jean-Louis Tripp, "Le petit frère" (Casterman) : Mourir à 11 ans

Le petit frère - Photo © Jean-Louis Tripp-Casterman

Jean-Louis Tripp, "Le petit frère" (Casterman) : Mourir à 11 ans

Revenant à quarante-cinq ans de distance sur la mort accidentelle de son petit frère et sur les traumatismes et la culpabilité qu'elle a générés, <b>Jean-Louis Tripp</b> signe un très grand livre sur le deuil.

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Par Fabrice Piault
Créé le 20.05.2022 à 11h00

La scène émerge d'un lointain passé. Le 5 août 1976, au cœur d'un été caniculaire, deux roulottes progressent en toute fin de journée sur une petite route départementale des monts d'Arrée (Finistère), au train des chevaux qui les tirent. La mère de Jean-Louis Tripp, sa sœur et son beau-frère ainsi que la sœur de ce dernier avec son propre fiancé les ont louées pour une semaine de vacances. Jean-Louis, 18 ans, venu avec sa copine d'alors, mène la seconde roulotte. Son frère cadet Dominique, 14 ans, est à ses côtés lorsque Gilles, le benjamin, 11 ans et demi, les rejoint sur la plateforme après un somme à l'arrière. C'est peu dire qu'il est excité. Il clame, il chante (faux) du Michel Fugain, se met en tête de descendre côté route. Jean-Louis a beau le tenir fermement par le poignet, Gilles se penche et se trouve violemment percuté par une Ford Capri qui les double à vive allure. Étendu sur la chaussée, le petit frère ne bouge plus, il ne bougera plus jamais.

Quarante-cinq ans ont passé. Pour Jean-Louis, qui livrera toujours le visage d'un joyeux drille, quarante-cinq ans de dessins et d'albums de bande dessinée depuis Le bœuf n'était pas mode (avec Marc Barcelo, Transit, 1978) jusqu'à la saga -Magasin général (avec Loisel, Casterman, 2006-2014). Quarante-cinq ans d'amours et de galipettes brillamment racontées dans les deux volumes d'Extases (Casterman, 2017 et 2020). Quarante-cinq ans comme une longue parenthèse, peut-être, une maturation, certainement, avant que le dessinateur ne revienne sur cet événement traumatique.

Il ne le fait pas à moitié. Il s'en empare à bras-le-corps, sur quatre cents pages haletantes, avec une force, une sensibilité et une précision décuplées par le temps écoulé. Pour chaque planche, le plus souvent seulement deux ou trois cases au format panoramique et au cadrage serré, pour l'essentiel en noir et blanc, sauf à la fin où la couleur vient matérialiser une forme d'apaisement. Après s'être tu pendant si longtemps, le dessinateur ne laisse plus rien au hasard. Le voilà déroulant implacablement, à la manière d'un thriller, comme un calice qu'il faut boire jusqu'à la lie, les circonstances et les lieux de ces vacances hors du temps, les dernières de Jean-Louis en famille, auxquelles son père, divorcé de sa mère, ne participe pas. Il se remémore le bonheur partagé. Il se confronte à chacune des étapes qui conduisent à l'accident et reconstitue minutieusement, au plus près de ses personnages, chacune de celles qui ont suivi. Il y aura les premières heures (l'ambulance, l'hôpital, les gendarmes), les premiers jours (l'enquête, l'attente, le rapatriement du corps vers la maison du Sud-Ouest), les premières semaines (l'enterrement, le retour à une normalité impossible), puis les mois (le procès, le sentiment tenace de culpabilité), les années, ces couches de temps qui se sédimentent en chacun sans jamais lui permettre d'oublier. Bien au-delà du récit dramatique, Jean-Louis Tripp signe un très grand livre sur le deuil.

Jean-Louis Tripp
Le petit frère
Casterman
Tirage: 15 000 ex.
Prix: 28 € ; 344 p.
ISBN: 9782203228641

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