Par son approche, son style, cette utilisation du pronom indéfini ("on voulait des fusils pour se défendre contre les armées du roi"), ses "je" glissés çà et là pour dire son émoi ("peut-être que je rêve") ou son incompréhension, Eric Vuillard s’avance sur des terrains interdits à l’historien. La preuve, il n’en a pas besoin. Il la découvre en chemin, on observant, en composant, en s’imaginant ce qui fut et qui n’est plus. Dans Congo et La bataille d’Occident (Actes Sud, 2012 et 2014), il revisitait l’enfer personnel du roi Léopold II et l’embrasement européen de 14-18. Pour Tristesse de la terre : une histoire de Buffalo Bill Cody (Actes Sud, 2014), il a reçu le prix Joseph-Kessel. La filiation avec l’auteur du Lion est évidente, du moins dans l’esprit. Cette façon de mordre à belles dents dans le passé, de s’en repaître, d’en retirer le suc en se fichant de savoir si tout cela est complètement vrai. "Il faut écrire ce qu’on ignore."
Avec la Révolution française, il utilise la même méthode subjective. Son 14 Juillet n’est ni celui de Michelet, ni celui de Furet. L’écrivain, qui est aussi cinéaste - c’est important dans le découpage -, s’installe quelques jours avant l’assaut de la vieille forteresse et observe la faim qui dévore les esprits, le mécontentement qui gronde et cette morgue envers le peuple, ce terrible mépris, cette arrogance suprême qui se retourne contre le pouvoir endetté comme un tsunami. La foule pénétra même dans les magasins d’accessoires des théâtres. "Les fausses épées devinrent de vrais bâtons. La réalité dépouilla la fiction. Tout devint vrai."
Comme dans un oratorio, on sent monter non pas la foi, mais la colère après tant d’humiliations. Alors Eric Vuillard suit l’orfèvre Jean Rossignol, le charron Louis Tournay, Mercier le marchand de vin, un certain Louis Poirier coupé en deux par un boulet en descendant la rue de Charenton, ou Thuriot de La Rosière qui échoue dans la demande de reddition de la Bastille et revient vers la foule qui le maltraite et lui arrache sa chemise comme un DRH d’Air France. "On courait en tous sens. Chacun empruntait le plus court chemin vers la vérité." Quelquefois c’était la mort. "Personne ne sait de quoi la liberté est faite, de quelle façon l’égalité s’obtient."
Avant d’en finir avec ce tas de pierres qui écrasait symboliquement la France, la jeunesse se tint debout. "La nuit du 13 juillet 1789 fut longue, très longue, une des plus longues de tous les temps." Le lendemain, la Bastille est prise par Paris. Après ce récit captivant, parfaitement maîtrisé, qui raconte cet événement d’en bas, à hauteur de misère, on pourrait parodier le dialogue entre Louis XVI et le duc de La Rochefoucauld-Liancourt. C’est une révolte ? Non, c’est le 14 Juillet !
Laurent Lemire