Roman/Italie 3 janvier Goliarda Sapienza

Quand elle entame l'écriture de ses Carnets en 1976, Goliarda Sapienza a 52 ans. Elle vient d'achever son monumental Art de la joie qui l'a occupée pendant dix ans. Elle attend des retours des éditeurs... Qui ne viendront pas. Cette espérance donne à ce journal une véritable charge tragique car le lecteur de 2019 sait bien, lui, que ce chef-d'œuvre ne sera jamais reconnu du vivant de son auteure. Qu'il faudra attendre la publication du texte intégral en français chez Viviane Hamy en 2005 pour qu'à la suite du public français l'Italie puis le monde entier acclament enfin la formidable écrivaine sicilienne.

C'est Angelo Pellegrino, le dernier compagnon de sa vie, son cadet de vingt ans, qui lui offre la quarantaine de carnets qu'elle remplira jusqu'à sa mort en 1996. Lui qui, en tant que légataire universel, a fait publier en Italie en 2011 et 2013 en deux volumes, des extraits choisis de ce journal que Le Tripode, qui a entrepris l'édition des œuvres complètes dans la traduction de Nathalie Castagné, a réunis ici en un seul. Interrompus d'octobre 1980 à août 1988, années pendant lesquelles Goliarda Sapienza écrit trois livres - L'université de Rebibbia, Les certitudes du doute et Rendez-vous à Positano - puis traverse un nouvel épisode de dépression, ces carnets sont une plongée dans l'esprit d'une intellectuelle libre penseuse et d'une personnalité tourmentée.

Goliarda Sapienza avoue « s'être prise d'affection pour ces pages blanches qui, comme une oreille amicale et discrète, reçoivent toutes mes faiblesses et tous mes épanchements sans les révéler à personne ». Ce journal de la maturité n'est pas celui d'un écrivain soucieux de graver sa biographie dans le marbre pour la postérité. On est ainsi frappé par l'authenticité de ces notes où s'écoule la mélancolie existentielle d'une femme qui ne croit en rien : athée, sans illusions, notamment sur les croyances politiques de ses amis de jeunesse, rétive à tout dogmatisme comme à tout jugement. S'égrènent, dans une alternance de moments solaires et d'angoisse, des lieux - sa maison du petit port de Gaeta, Rome, la Chine où elle se rend par le Transsibérien en 1978, son séjour édifiant dans la prison pour femmes de Rebibbia, sa Sicile natale. Les hommes et les femmes de sa vie : sa mère adorée déjà disparue, Maria Giudice grande militante socialiste, son premier amant le réalisateur communiste Citto Maselli, rencontré à 16 ans sur les bancs de l'école d'art dramatique, ses nombreux demi-frères et sœurs. Son culte de l'amitié, en particulier féminine. Son admiration pour Freud et Virginia Woolf. Et si elle confie à ces pages sa souffrance de n'avoir pas pu être mère, qu'elle dit exprimer pour la première et dernière fois, elle affiche aussi son goût pour les plaisirs simples de l'existence : nager, cuisiner, boire et fumer, toute cette vie matérielle à la Duras, sur fond de manque persistant d'argent. Parcourir ces carnets, c'est être saisi par ses fulgurances d'images, ses saillies de pensées jamais théoriques et de rappels vitaux. « Attention Goliarda, tiens-t'en toujours aux certitudes du doute, si péniblement conquises dans la période 56-64, mais qui pour fonctionner éthiquement comme défense et attaque, et axe moral pour ne pas faire trop de mal aux autres et à soi-même, réclament grande attention, grand soin, enrichissement, humour et doute : il est toujours bon de douter. »

Goliarda Sapienza
Carnets - Traduit de l’italien par Nathalie Castagné
Le Tripode
Tirage: 8 000 ex.
Prix: 25 euros ; 480 p.
ISBN: 9782370551740

Les dernières
actualités