Les adolescents passent le plus clair de leur temps sous la couette. Le "garçon gracile" est allongé à côté de la fille, assoupie. Ils s’étaient rencontrés grâce à ce groupe de rock où le garçon gracile jouait de la guitare. Le voilà avec elle dans son lit, chez elle, dans la "ferme blanche", cette belle propriété du Jutland : "Ils font l’amour sans savoir qui est qui, s’il y a un sexe ou plusieurs." On est dans le Danemark provincial des années 1980. Le frêle protagoniste de L’été infini de Madame Nielsen évolue parmi les dramatis personae d’un drame qui s’écrit au fil du souvenir de la dame "arachnéenne" que "le jeune garçon qui est peut-être une fille mais ne le sait pas encore" est devenu.
L’été infini de Madame Nielsen, auteure et dramaturge transsexuelle danoise, qui est née homme (Claus Beck-Nielsen) en 1963 et renaquit femme en 2011, est un roman âpre sur "le lieu mythique de ce qui est à jamais perdu". C’est "un requiem" pour l’émoi premier. Le ton est proustien, il y a aussi quelque chose de la haute enfance narrée dans Les cahiers de Malte Laurids Brigge de Rilke. La phrase est ample, ondoyante, envoûtante, elle vous enveloppe dans sa clarté boréale, lumière de franchise spécieuse sous laquelle s’ourdissent tous les secrets. Il y a la fille, donc, qui a 17 ans et que la mère a eue, très jeune - un accident - ; la mère, la trentaine, belle et blonde, aristocratique ; le beau-père bourru, jaloux et paranoïaque ; Lars "le bien bâti", version virile du garçon gracile, meilleur ami et confident de la fille. Débarquent deux jeunes Portugais en année sabbatique, l’un blond - "o Vikingo" -, l’autre artiste, le teint mat, ténébreux… C’est le début d’un théorème : la mère encore jeune, le corps d’éphèbes plus jeunes encore.
Et les fils sinueux du récit de retenir, telle la toile d’araignée, les lumineuses gouttes de bonheur fragile de l’âge des possibles, où l’épiphanie du sexe se mêle au pressentiment de la mort : "Cette mort qui va venir, car elle va venir, un peu de patience, elle vient ici comme dans toutes les histoires identiques à celle-ci, à la fin, peut-être, ou au contraire avec la même brutalité qu’une balle dum-dum se précipite en plein milieu de la vie et la laisse dilacérée, en débris dispersés de part et d’autre du sol." Sean J. Rose