Pourquoi les multiples occasions de rencontres entre les auteurs et les lecteurs reçoivent-elles une telle adhésion de la part des uns et des autres ? A Nancy (pour le Livre sur la Place) comme dans bien d'autres endroits en France, c'est un rendez-vous prisé de la population qui se masse à la rencontre des auteurs. C'est sans doute moins le cas à Paris où le salon du livre est noyé dans une offre culturelle (et de librairies) pléthorique.
Bien sûr, une partie de la fréquentation de ces lieux relève de la curiosité des badauds en quête de contacts visuels avec des célébrités médiatiques. Il s'agit de recevoir un peu de l'aura concentrée par le regard convergent de tous sur une personnalité. C'est une facette de ces manifestations littéraires (au cœur des travaux de
ma jeune collègue Adeline Clerc qui rejoint la ferveur des fans au moment du festival de Cannes.
Mais au-delà de ce phénomène masse-médiatique, il existe une relation forte entre les auteurs et les lecteurs. Par leurs romans (mais il peut aussi s'agir de témoignages), les auteurs donnent à voir une identité singulière et expressive. C'est d'ailleurs celle-ci qui est mise en scène et en valeur par les innombrables portraits des auteurs qui accompagnent les articles et publicités sur les livres. Les lecteurs perçoivent et reçoivent cette personnalité à partir de leur propre particularité. Les histoires racontées, les thèmes, les lieux sont autant de points de rencontres avec leur histoire personnelle. C'est alors une communication directe et forte qui se dessine.
Alchimie amoureuse
Par delà le statut de chacun, la personne du lecteur rencontre la personne de l'auteur même si bien sûr l'auteur peut cacher sa personne derrière son statut d'auteur. C'est cette communication directe et profonde qui touche les uns et les autres. Les témoignages des auteurs récemment recueillis par
Livres Hebdo dans son n°1076 sur leurs relations avec certains lecteurs expriment de façon forte l'intensité de l'échange. Certains lecteurs sont transformés par leur lecture et le font savoir à quel point aux auteurs. Ce lien interpersonnel, libre où le lecteur a élu et lu un livre, et un auteur apparaît comme un bien précieux. L'auteur de son côté, ne peut qu'être touché par les signes de sa capacité à s'adresser aux lecteurs dans leur sensibilité personnelle. Il en reçoit une reconnaissance de son activité créatrice. La force de cette communication réside dans sa correspondance à l'idéal de la relation inter-individuelle aujourd'hui : liberté d'une relation interpersonnelle choisie et réversible.
Et cette relation lecteur-auteur se charge d'une dimension supplémentaire. Elle donne à voir une forme renouvelée de la puissance universelle de la création artistique. L’œuvre, par ses capacités formelles, n'a pas nécessairement la capacité à toucher le public dans sa diversité. En revanche certaines œuvres ont le pouvoir de toucher certaines personnes voire de les transformer. Il existe une alchimie des relations entre les œuvres et leurs lecteurs qui conduit (ou non) à des rencontres décisives. A l'instar de l'amour qui se pare d'une dimension universelle par la force du lien qu'il parvient à dresser entre deux sujets libres, le livre et son auteur réussissent à établir une communication profonde avec certains lecteurs. La dimension universelle de l'art ne repose plus centralement sur son pouvoir de rassembler des publics par-delà leurs différences mais sur celui d'offrir à chacun (livre-auteur et lecteur) une possibilité de rencontre personnelle fondée sur notre singularité. C'est au cœur du lien personnel, libre et particulier que se loge l'universalité actuelle de l'art et de la littérature.
Bien sûr, d'un point de vue d'observation sociologique, l'universalité n'est pas toujours au rendez-vous. Si tous les Français ont vocation à accéder aux « œuvres capitales de l'humanité » (comme les désigne le décret de création du ministère de la culture en 1959), on sait depuis longtemps que c'est loin d'être le cas. Il est tout à fait possible que la nouvelle conception de l'universalité de l'art par le dialogue interpersonnel à travers l’œuvre ne concerne pas la totalité de la population. Et le repli de la lecture d'imprimé invite à la prudence
même si une part importante de la population y reste attachée. Mais il n'est pas vain de pointer la reformulation de la conception universelle de l'art car cela indique son actualité. La littérature a encore de beaux jours devant elle...