"Nostalgique de rien", se définit Bernard Chenez. On a du mal à le croire, dans la plus grande partie de son livre, bref mais dense, charmant mais pas forcément léger. C’est bien avec une forme de nostalgie que l’ancien dessinateur évoque son enfance, les copains de ses 13 ans, sa découverte en autodidacte de la musique classique (Brahms), puis de la littérature (Céline) et de la sculpture (Giacometti, Calder). Ses premières filles, Esther l’anarchiste catalane qui le quittera, Titi-pot-de-colle, "gironde" et "malicieuse", ou encore, plus tard, cette petite sirène rencontrée miraculeusement durant un exil hivernal sur l’île de Sercq et aimée. Il y a aussi ce monde ouvrier, prolétaire, totalement disparu, celui des ateliers de chaudronnerie qui peuplaient encore, dans les années 1960, les fortifs ou l’île de la Jatte. Tout cela finit par former une boucle, une arabesque de mémoire, à l’image du Yamanote-sen, ce train circulaire nippon qui encercle Tokyo dans ses rails.
Mais, à un moment, discrètement, le train déraille et le ton change. Quand le narrateur évoque sa mère défunte, une "walkyrie normande", mais aussi son père, vendeur-étalagiste dont le monde fantastique enchantait le fils, jusqu’à ce qu’il apprenne que, colérique, violent, cruel, l’homme battait sa femme. Il a aussi brûlé un jour, sans raison ni sommation, Toby, l’éléphant en peluche du gamin. Comme il cramait les souris piégées, encore vivantes, dans la cuisinière à charbon. S’il avait été Allemand, aurait-il été un bourreau nazi? La question taraude le fils. Il est des images qui ne peuvent se pardonner. Jean-Claude Perrier