24 août > Essai Espagne > José Ortega y Gasset

"Sans la technique, l’homme n’existerait pas et n’aurait jamais existé." La première phrase de ces douze leçons données en 1933 à l’université d’été de Santander claque comme une évidence. José Ortega y Gasset (1883-1955) la développe pour montrer en quoi cette béquille technologique est indispensable au développement de l’homme mais aussi en quoi elle le contraint. Pour lui, l’homme se réalise dans une sorte de lutte grandiose contre la nature mais non sans risques.

Avec ce style qui dévoile sa méthode, le philosophe espagnol évoque de façon prémonitoire cette technique invisible qui s’immisce dans notre vie quotidienne, celle que nous utilisons chaque jour mais que nous ne comprenons pas. Il fait référence à l’automobile, mais qui sait aujourd’hui comment fonctionne vraiment un smartphone ?

"L’homme vit parce qu’il le veut", explique l’auteur de La révolte des masses (Belles Lettres, 2010). Dans ce programme d’existence, la technique adapte la nature à ce besoin en diminuant le hasard et l’effort. La technique devient même "l’effort pour économiser l’effort". Pour Ortega y Gasset, "l’homme ne s’acharne nullement à être dans le monde, mais à être bien". C’est pourquoi le superflu lui devient indispensable. Cette production de superflu, on le constate un peu plus chaque jour, n’est pas sans conséquence sur l’idée que l’on se fait de la vie et du sens qu’on lui donne. Le professeur de métaphysique, emprunte à sa façon les chemins critiques de Heidegger, mais avec une clarté et un sens de la formule qui font de ses leçons un vrai plaisir de lecture. Il y affleure pourtant, comme chez le philosophe allemand, un même pessimisme à l’égard de cette technique dont la solidité lui paraît illusoire. "C’est pourquoi ces années que nous vivons, les plus intensément techniques qu’il n’y ait jamais eu dans l’histoire humaine, sont parmi les plus vides."

Si ce cours peut paraître daté au regard des nombreux travaux publiés depuis sur les objets techniques comme ceux de Gilbert Simondon, il a le mérite de poser le problème de la relation entre technique et éthique dont on sent bien combien il est toujours prégnant dans nos sociétés. "L’un des thèmes centraux du débat au cours des prochaines années sera celui du sens, des avantages, des dommages et des limites de la technique." Quatre-vingt-quatre ans plus tard, la remarque reste juste. Laurent Lemire

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