Dès la première page, on est saisi. Texte et image. Dans la sombre forêt de sapins que le dessin évoque seulement par l’inhospitalité de quelques troncs noirs, un panier. "Un panier qui pleure", nous dit-on. En effet, une bouche béante braille au fond de l’osier. Cachée derrière un des arbres, une créature à l’air patibulaire surveille le bébé. "Une main s’en saisit. C’est une main d’ogre." L’ogre rapporte le trésor dans sa chaumière où l’attend sa femme. Ogresse, comme il se doit. Voilà deux cents ans que le couple attendait un heureux événement qui n’arrivait jamais ! Comblé par cette petite Blanche providentielle, il honore le moindre de ses caprices. Pourrie gâtée, la fillette humaine dort entre ses parents, porte des robes en soie et on en passe. Hélas "avec le temps viennent les mots, et avec les mots les questions qui dérangent". Tous les jours, derrière son verre de lait de biche et son cake aux baies d’aronia, Blanche s’interroge : pourquoi ne peut-elle avoir le même menu que ses parents ? La mort dans l’âme, les ogres rendent l’enfant à ses géniteurs. Mais au fait, quelle est la vraie famille de Blanche ? Les humains qui l’ont abandonnée ou les ogres qui l’ont aimée ? L’air de rien, cet album pose la question grave de l’adoption. Le texte, sobre et poétique, cultive avec doigté le mystère et la figure de style. "Derrière la nuit se trouve le village des hommes." Le trait puissant de Dedieu, expressionniste en diable, excelle à peindre les sentiments qui dévastent les visages : le bonheur des ogres parents comme la haine des villageois qui se ruent sur l’ennemi atavique. Un album qui devrait faire la joie des psychanalystes. Mais avant tout la nôtre. Fabienne Jacob