87 ans, Le Failler retrouve une nouvelle jeunesse sous l'impulsion de ses nouveaux acquéreurs. Dominique Fredj et Valérie Hanich ont repris la librairie historique de Rennes au printemps 2010 "avec l'aide précieuse de l'Adelc", précise le couple. L'établissement, qui a gardé le nom de son précédent propriétaire, Jacques Le Failler, est en passe de recouvrer le dynamisme qui fut le sien au cours des années 1970-1980 sous la houlette de Louis et Jeannette Cheminant. Après la décennie d'assoupissement qui a suivi son déménagement en 2001, de la place du Parlement vers la rue Saint-Georges, dans un bâtiment de la fin du XVIe siècle où elle a triplé de surface avec 700 m2, la vieille dame se réveille. Aujourd'hui, l'établissement, figurant au 31e rang de notre classement Livres Hebdo 2012 des 400 premières librairies françaises, avec un chiffre d'affaires de 4,4 millions d'euros, dispose même d'un réel potentiel de développement.
A la tête de la seule librairie indépendante de grande taille à Rennes, les deux dirigeants ont compris que la hausse de l'activité se ferait en gagnant des parts de marché sur les enseignes nationales, actuellement confrontées à des difficultés économiques et commerciales. De fait, le centre-ville de Rennes accueille Virgin, la Fnac et Chapitre (ex-librairie Forum), auxquelles il convient d'ajouter en périphérie deux espaces culturels, Leclerc et Cultura. En outre, comme capitale régionale autant historique que culturelle et universitaire, Rennes bénéficie d'une population commercialement intéressante : jeune, d'un bon niveau social et exigeante sur le plan culturel. Selon une enquête de l'Insee, le bassin rennais, qui dénombre 650 000 habitants dont 206 000 à Rennes intra-muros, devrait en compter 55 000 de plus d'ici à 2030.
Pour se démarquer, Le Failler mise sur ce qui fait la valeur ajoutée d'une librairie : "le fonds et le personnel », lancent en choeur Dominique Fredj et Valérie Hanich. Ils savent de quoi ils parlent : ils ont effectué une bonne partie de leur carrière à la Fnac, respectivement dans le management et dans la librairie. S'appuyant sur les atouts structurels du Failler - un bel emplacement en centre-ville, des locaux de caractère et une équipe de libraires expérimentés -, ils n'ont pas ménagé leurs efforts pour rafraîchir le fonds, réorganiser la présentation de l'offre, remotiver le personnel, organiser des animations régulières et reconstituer un réseau de partenariats avec les acteurs culturels locaux.
"Le désherbage a été l'un de nos premiers chantiers, se souvient Dominique Fredj. Le travail a d'ailleurs été plus important que prévu car un tiers du stock n'avait pas sa place dans la librairie. Nous nous sommes donc efforcés de reconstituer un fonds pertinent, qui reste large. Aujourd'hui, plus de 85 % de nos livres ont moins d'un an." Et d'évoquer le fort développement des rayons jeunesse et BD, ou encore celui de certains sous-rayons en lien avec les actions menées hors les murs. Le fonds théâtral, par exemple, a profité des synergies avec le corner géré par Le Failler au sein du Théâtre national de Bretagne (TNB).
Parallèlement, les deux libraires ont aussi restructuré leur offre afin de la rendre plus lisible. "Lorsque nous sommes arrivés, il n'y avait aucune cohérence dans le parcours des clients, ni aucune homogénéité dans le classement des ouvrages, se souvient Valérie Hanich. Nous avons donc déplacé certains rayons, regroupé des univers et repensé le rangement des titres. En littérature étrangère grand format, par exemple, nous avons abandonné le classement qui était exclusivement alphabétique pour intégrer une segmentation géographique."
Pour optimiser ces transformations, les patrons se sont appuyés sur une équipe de libraires que les professionnels du secteur s'accordent à juger hypercompétents. Certains ont pour eux une longue expérience : Marie-Claire Le Mechec gère le rayon poche depuis trente-six ans, à peine plus que Lucien George aux rayons régionalisme et beaux-arts. «La qualité du personnel a été notre plus belle surprise, se félicite Dominique Fredj. Alors qu'à notre arrivée l'équipe n'y croyait plus, on s'est aperçu qu'elle n'attendait rien de plus que d'être redynamisée." Le départ à la retraite de trois salariés, remplacés depuis par de jeunes libraires, a aussi permis d'apporter du sang neuf. Arrivée en 2009, à la sortie de ses études, et nommée depuis responsable de la littérature grand format, Rachel Guitton apprécie l'autonomie dont elle bénéficie pour gérer son rayon, et notamment «la possibilité d'aller vers des éditeurs jusqu'alors peu représentés, comme Zulma ou Sabine Wespieser". Nombre de représentants considèrent que l'une des grandes forces des nouveaux dirigeants est d'avoir su redonner des responsabilités aux libraires. Dominique Fredj et Valérie Hanich ont aussi mis en place de nouveaux outils, notamment informatiques. "Très vite, nous avons changé le système informatique, se souvient Dominique Fredj. Les libraires ont eu accès aux chiffres de ventes, aux stocks, aux évolutions de chiffre d'affaires par rayons... Cela a radicalement modifié l'organisation du travail et introduit davantage de rationalité."
A côté de ces réformes internes, les dirigeants se sont aussi efforcés d'impulser une dynamique externe et d'aller au-devant des clients. Dès juin 2010, ils ont ouvert un site Internet marchand qui, depuis, intègre aussi une offre de livres numériques. Ils entendent également reconquérir des marchés publics dont certains, importants, tels ceux des facultés de Rennes 1 et Rennes 2, ont été perdus dans le courant des années 2000.
Surtout, Dominique Fredj et Valérie Hanich veulent que leur magasin soit "un lieu de vie" et «un véritable acteur culturel à l'échelle départementale". Ils ont développé les animations à l'intérieur comme à l'extérieur de la librairie en créant un réseau de partenariats avec de nombreuses structures rennaises : Champs libres, l'Espace des sciences, Ouest-France...
Résultat, depuis deux ans, une redistribution du marché du livre à Rennes s'est amorcée au profit du Failler, dont le chiffre d'affaires a augmenté de 17 % en 2011, et de 6 % en 2012, avec à la clé un rajeunissement de la clientèle. François-Régis Sirjacq, directeur des achats de Chapitre.com et surtout candidat au rachat de la librairie qu'il a créée à Rennes en 1985 et baptisée Forum, affecte pourtant de ne pas s'en inquiéter. Il y a, "à côté des nombreuses librairies spécialisées et des chaînes multimédias, de la place pour deux institutions dans une telle ville", estime-t-il.
Il reste que, forte de la dynamique enclenchée, Le Failler n'a pas l'intention de s'arrêter là. «Nous sommes sur un "trend" de rattrapage, analyse Dominique Fredj. Mais nous avons encore du potentiel devant nous. Avec un taux de retour entre 15 % et 17 %, bien en dessous de la moyenne, nous pouvons augmenter un peu nos achats et enrichir notre fonds." Et viser les 100 000 titres d'ici à trois ans. Pour autant, les deux dirigeants s'accordent à rester flexibles sur les évolutions à suivre. "Si on doit compenser certains pans de livres qui auront disparu avec les nouvelles technologies en développant des activités connexes en synergie avec la librairie, comme un café ou de la papeterie, nous le ferons", assurent-ils d'une seule voix.