Un couple âgé vit paisiblement sur sa propriété, héritée en échange de sa loyauté patriotique. Eva évolue entre le ménage et un mari oisif, Iossif. A voir ce corps désarticulé, qui pourrait deviner que ce militaire retraité "a assiégé des villes, disposé de la vie d’autres hommes, poignardé des ennemis et des insoumis" ? Il a fait partie de ceux qui ont conquis des colonies espagnoles. Un fait d’armes qui conforte son mépris envers "les indigènes".
Un jour, l’un d’entre eux agonise parmi les géraniums de Madame. Eva doit le chasser de son terrain, mais elle est troublée par ce réfugié au visage lacéré. Qui est-il ? Qu’a-t-il subi ? Pourquoi lui rappelle-t-il son fils Thomas, parti à la guerre ? Malgré "la prostration interminable des jours d’été", elle tente de déchiffrer la pensée morcelée de cet être brisé. Soldat, camion, cadavre, camp de travail, autant de mots qui ponctuent un récit aussi hagard que le regard de ce réfugié silencieux.
Victime de la haine, Leva a connu le pire, celui qui mène à la déshumanisation, l’aliénation et le délire. "Par son attitude, le corps droit, cet homme résiste aux soldats ou à la fatalité de son destin. Cette posture traduit sa nature." Elle brise aussi les digues qu’Eva avait érigées en elle et éveille un sursaut d’humanité auquel cette raciste ne s’attendait pas. "Je découvre de la compassion… Combien de générations avons-nous salies ?" Après Intempérie (Laffont, 2015), l’écrivain espagnol Jesús Carrasco saisit un cri de Munch intemporel, empli de nuances et de vie. Il tisse aussi un lien humain pour briser le sceau de la barbarie, car il n’est jamais trop tard pour comprendre que l’Autre est notre semblable. K. E.