On les rencontre à Paris, place Saint-Michel, au cœur du quartier latin. Les réalisateurs Philippe Worms et Alain Guillon ont passé un an à tourner, dans la bibliothèque municipale Robert-Desnos de Montreuil (Seine-Saint-Denis), Chut ! Ici, à bas bruit se dessine un avenir. Leur documentaire sort le 26 février au cinéma.
Livres Hebdo : Comment vous est venue l'envie de faire un documentaire sur une bibliothèque publique ?
Alain Guillon : J'habite Montreuil et je fréquente beaucoup les bibliothèques. Un jour, j'ai vu une affichette proposant de participer à un atelier de conversation en français. Je m'y suis inscrit et ça a été le déclic. Moi qui ai beaucoup vécu à l'étranger, je sais que l'apprentissage de la langue est la voie de l'assimilation.
Philippe Worms : Oui, l'atelier de conversation a été le point de départ. Cela a été une surprise incroyable de voir cette diversité de personnes venant là chacune avec sa langue, sa culture. On s'est posé dans la bibliothèque et on a découvert un lieu totalement différent de l'image qu'on en a habituellement. C'est un endroit où on continue de venir chercher des livres, des disques, mais c'est aussi bien autre chose. C'est un lieu d'accueil, de résistance, un lieu de partage et même un refuge, comme on le voit avec Khadija, la SDF qui dort devant la bibliothèque et y passe ses journées.
A. G. : Et très vite, quand est né le projet, on s'est rendu compte qu'il n'existait pas de film sur une bibliothèque publique.
Que vouliez-vous montrer de la vie d'une bibliothèque ?
P. W. : Nous faisons du cinéma direct, courant très présent dans le film documentaire depuis soixante ans et qui consiste à faire avec la réalité telle qu'elle se présente. Alain a suivi la vie de la bibliothèque pendant un an. Ce qui a surgi assez vite, c'est que la bibliothèque est aussi une petite communauté de gens qui travaillent ensemble. Cela nous a paru indispensable de le montrer et c'était passionnant à filmer. Après, il y a des choix, effectivement, de cadre, d'action, d'aller vers telle personne plutôt qu'une autre en fonction des affinités qui s'établissent. Nous n'avions pas l'intention de tout montrer, ce n'était pas notre but. Notre intuition de départ était qu'on allait rencontrer à cet endroit un concentré d'humanité. C'est un travail très pointilliste, on allait à la rencontre de gens qui apportaient chacun leur petite pièce du puzzle. Au fur et à mesure du tournage, on s'est rendu compte que le film devenait de plus en plus joyeux, même si certaines réalités étaient lourdes. On sentait une vraie joie du partage entre les personnes qui travaillent là et celles qui y viennent.
On voit beaucoup les ateliers menés avec des adolescents par Aline Pailler, auteure en résidence. Qu'est-ce qui vous a plu dans ce travail ?
P. W. : Nous avons été émerveillés par le travail d'accès aux mots, à la culture, à l'imaginaire, qu'a réalisé Aline Paillet. Un travail de résistance aussi, par les thèmes qu'elle abordait, comme « Afrique et révolutions, les oubliés de l'histoire ». Elle apprenait à ces jeunes gens à prendre de l'assurance.
A. G. : Elle n'était jamais démago. C'est quelque chose qu'on a retrouvé constamment à la bibliothèque. On donne à voir du Nikki de Saint-Phalle à des primo arrivants que cela peut heurter, on fait venir dans la même table ronde la sociologue Monique Pinçon-Charlot, le rappeur Kery James et le lanceur d'alerte Antoine Deltour, le tout filmé par les adolescents eux-mêmes. Les propositions sont accessibles mais exigeantes, il n'y a pas de complaisance. Ça pulse, on fait des nuits de la techno, mais on apprend aussi aux adolescents à écrire de la poésie contemporaine, on tenir compte des besoins des personnes âgées, on organise des cours de français langue étrangère. C'est vraiment l'esprit du troisième lieu.
Qu'est-ce qui vous a le plus marqués dans ce que vous avez découvert de la bibliothèque ?
A. G. : Une forme d'exemplarité dans la manière dont cette bibliothèque prend en main les situations caractéristiques d'une banlieue pauvre, même si elle est en voie de gentrification.
P. W. : Le travail de fourmi, extrêmement humble mais indispensable qui se fait. Ce qui se passe là est de l'ordre d'un nouveau contrat social.
Voyez-vous des points communs avec vos films précédents ?
A. G. : Pour moi, c'est le huis clos. Quand je filme le service d'oncologie pédiatrique de Montpellier ou la création du Lac des cygnes au ballet de Monte Carlo, je m'enferme avec des gens. Un documentaire, c'est toujours une rencontre avec la société, on le fait pour raconter des gens.
P. W. : C'est difficile pour moi de répondre à cette question. S'il existe un fil conducteur dans mes films, ce n'est pas à moi de le trouver. A chaque fois, je cherche des solutions formelles différentes pour toucher les spectateurs. Mais c'est vrai que la dimension sociale est très importante pour moi et toujours présente dans mes films.
C'est facile de convaincre un producteur et de trouver les financements pour un tel projet ?
A. G. : Next ! [rires]. Cela a été une aventure abracadabrantesque. Au départ, on cochait toutes les cases de l'échec. Mais quand on voit d'où on est parti et où on en est aujourd'hui, on ne s'en sort pas trop mal.
P. W. : Cela a été assez facile de convaincre le producteur, Matthieu Lamotte, avec qui nous avions déjà travaillé et qui nous a fait confiance. Il a pris des risques car nous avons démarré sans un rond. Au départ, cela devait sortir sur TV Montreuil, une chaîne locale. Le financement a été erratique pour différentes raisons. Nous avons été soutenus par les financements institutionnels et surtout ceux du ministère de la Culture.
A. G. : Maintenant, la sortie en salles, c'est la cerise sur le gâteau !
Passer d'un film pour une télé locale à une sortie nationale sur grand écran, c'est une trajectoire étonnante, comment vivez-vous cela ?
A. G. : On a pris le melon, on porte des chaussures plates tellement on a les chevilles enflées. Non, sérieusement, je suis très étonné. Qu'on me donne rendez-vous comme ce matin pour une interview, avec une journaliste et un photographe, ce n'est pas quelque chose dont j'ai l'habitude. C'est vrai qu'on sent un intérêt fort pour ce film de la part des professionnels du livre, et plus globalement un intérêt du grand public pour les bibliothèques. Peut-être parce que c'est un lieu de gratuité dans un monde marchand, et pour toute cette humanité qu'on y trouve ?
P. W. : Une sortie en salles, c'est très plaisant. Ceci étant, il sort maintenant chaque mois une vingtaine de documentaires au cinéma, donc ce n'est pas non plus complètement extraordinaire.
Comment s'explique l'essor des sorties de documentaires sur grand écran ?
A. G. : Peut-être parce que le matériel est moins coûteux qu'auparavant ? On peut plus facilement faire un film du début à la fin.
P. W. : La télévision formate beaucoup les films. Si on veut avoir un espace de liberté et de création, on va vers le cinéma. Dans le milieu des documentaristes, il y a actuellement une tendance presque militante à vouloir faire sortir son film en salles. Il y a aussi un intérêt croissant du public pour les histoires racontées sous la forme du documentaire. W