Reprenons. Depuis la publication d'Une partie rouge et plus encore sans doute, des Argonautes (Éditions du sous-sol, 2017 et 2018), il est devenu évident que l'écrivaine et essayiste Maggie Nelson est aujourd'hui l'une des voix les plus singulières, passionnantes et partant, audacieuses, du champ littéraire américain contemporain. Cette audace ne se manifeste pas que dans son propos, mais jusqu'à la structure même de son écriture, où la pensée et le récit de soi-même se confrontent en une forme hybride, merveilleusement impure, qui a valu à son travail d'être judicieusement comparé à celui d'une Susan Sontag ou à celui du Roland Barthes de la fin. Comparaison n'est toutefois pas raison, surtout si l'on considère que les impasses de celle-ci, la nécessité de la dépasser, innervent l'œuvre de cette quadragénaire, vivant aujourd'hui près de Los Angeles en compagnie de son mari, l'artiste et performer transgenre Harry Dodge et de leurs enfants. Si l'on se permet de notifier ces repères biographiques, c'est justement parce qu'ils sont aussi parmi les « carburants » des différents livres de Nelson.
Celui-ci, De la liberté, le plus dense, le plus ardu aussi − ne le cachons pas −, de tous ceux publiés jusqu'alors en français, ne déroge toutefois pas à ces règles. Son titre seul en dit toute l'ambition. Et aussi l'extrême complexité. Pour Maggie Nelson, « une partie du problème réside dans le mot, dont la signification n'a rien d'une évidence ni d'un consensus. En réalité, il opère un peu comme celui de Dieu, au sens où quand on l'emploie, on ne peut jamais être tout à fait sûr de ce qu'on avance, ni même si on parle de la même chose. Est-ce qu'il s'agit de liberté négative ? positive ? anarchique ? marxiste ? abolitionniste ? libertaire ? etc. Ce qui nous amène au fameux précepte de Ludwig Wittgenstein : la signification d'un mot est son usage. »
Gender et care
Voilà, le décor est planté. Maggie Nelson prend le temps d'explorer toutes les résonances de son, ou plutôt donc, de ses sujets d'études. Elle développe son propos autour de quatre grands axes où cette « polysémie » de la liberté lui paraît s'exprimer avec le plus de vigueur de nos jours : l'art, le sexe, les drogues et l'enjeu environnemental. Servie par la remarquable fluidité de la traduction de Violaine Huisman, l'auteure dresse un état des lieux de ces libertés nécessairement plurielles, s'appuyant aussi bien sur son quotidien, sur la culture populaire que sur les leçons de la French Theory et plus encore des gender studies. Si le propos peut être compris comme fondamentalement queer, il n'est en aucun cas un pamphlet, car Nelson dirige d'abord sa réflexion sur les contradictions de son propre camp, bien plus que sur la folie réactionnaire de l'époque et de son pays. Elle oppose aussi le besoin de liberté, exprimé par chacun en des termes et des significations différents, à celui du care, de cette protection que les rigueurs des temps font naître dans notre société occidentale. Ne se posant ni en prophète ni en moraliste, à l'issue d'une réflexion aussi vaste que l'est sa culture, elle a l'élégance de laisser à son lecteur les lignes de fuite qui s'imposent alors. L'exercice, de toute façon, lui aura été profitable.
Maggie Nelson
De la liberté Traduit de l’anglais (États-Unis) par Violaine Huisman
Éditions du Sous-sol
Tirage: 10 000 ex.
Prix: 23 € ; 416 p.
ISBN: 9782364685475