Les obscurantismes de tout poil frappent à Conflans-Sainte-Honorine, à Nice comme à Avignon, ou ailleurs. Les actes qui sont commis au nom de sentiments religieux ou d’idéologies mortifères ne sont pas seulement abjects : ils sortent l’homme de l’humain. Plus que jamais, face aux ténèbres de l’ignorance, du fanatisme, de la haine, de la peur - parce qu’ils incarnent le combat de la civilisation contre la barbarie -, nous avons besoin des livres. Et des libraires qui en sont les meilleurs « passeurs », les plus convaincus, les plus enthousiastes, les plus experts. Ce besoin est urgent, prioritaire, vital. Les livres ne se contentent pas de distraire l’esprit, ils l’éclairent. Les pères spirituels fondateurs de notre nation moderne - Rousseau, Diderot, Voltaire, Beaumarchais, Montesquieu et quelques autres - savaient ô combien la force du verbe, quelle qu’en soit l’incarnation, la forme littéraire : pamphlet, conte philosophique, roman, poème, pièce de théâtre ou autres « rêveries »… Les livres, et ceux qui, à l’époque, eurent le courage de les imprimer, de les diffuser, furent porteurs de ce que l’on appela avec justesse « les Lumières ».
Les libraires ne se bornent pas à vendre : ils recommandent. Ils pratiquent aussi, avec leur clientèle, les lecteurs, le commerce des idées, l’échange, la relation cordiale. Leur rôle, dans la cité est culturel, pédagogique, social, citoyen. Leur métier est un humanisme. Et le mot humanisme contient en son sein, cela n’aura échappé à personne, « homme », « humanité ». Toute librairie est une école où l’on apprend à donner sens, l’air de rien, à ce concept aussi fondamental qu’indicible : la liberté. Les livres, dont les libraires sont les pourvoyeurs et les promoteurs, nous arment contre le contraire de la liberté : la servitude. Ils nous aident aussi à immortaliser la vie, en nous ouvrant les portes d’autres mondes, d’autres temporalités, d’autres consciences. Dans Le Temps retrouvé, le dernier tome, publié à titre posthume, de la Recherche du temps perdu, Marcel Proust exprime magnifiquement ce « pouvoir magique » : « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la littérature. »
Chaque amoureux des livres, de la lecture, pourrait raconter le « libraire fabuleux » qui un jour lui a donné accès à cette « vie éclaircie ». Dans cette lettre ouverte, je tiens, pour ma part, à rendre hommage à Ellen Gerstel, une libraire et une femme formidable. Intellectuelle juive allemande, devenue française et tropézienne, elle fut l’une des grandes figures de l’après-guerre sur la célèbre presqu’île. On se pressait dans sa petite échoppe, certes pour y dégotter des « pépites » littéraires, mais aussi pour le plaisir de la conversation. A travers elle, c’est, bien entendu, tous les libraires que je salue.
L’histoire d’Ellen Gerstel est celle d’un exil. Lorsqu’elle quitte Berlin, avec Ernst, son mari, en août 1933, pour rejoindre la France, les nazis sont au pouvoir depuis quelques mois. Hitler a été nommé chancelier le 30 janvier, l’Allemagne l’a plébiscité, elle en a fait son Führer. Ensuite, les catastrophes se sont succédé à un rythme infernal : incendie du Reichstag, ouverture des premiers camps de concentration, boycott des magasins juifs…
Jusqu’à l’autodafé du 10 mai 1933… Ce soir terrible de mai, 20000 livres – dont ceux de Sigmund Freud, de Bertolt Brecht, d’Albert Einstein, de Stefan Zweig… –, mis à l’index parce qu’« antiallemands », sont livrés au bûcher sur Opernplaz, la place de l’Opéra, à deux pas de la Bibliothèque nationale et de l’université, lors d’une grande « fête noire » orchestrée par Goebbels. Ils sont voués aux flammes et aux gémonies les plus monstrueuses, les plus grimaçantes, par des « récitants » nazis, tandis qu’une foule de badauds applaudit enthousiaste. Oui, les Berlinois applaudissent. Cela fait froid dans le dos.
Durant toutes les années de plomb –la guerre, la débâcle, la Collaboration de l’Etat français avec l’ennemi -, les Gerstel sont traqués par la Gestapo. Réfugiés à Saint-Tropez après bien des vicissitudes, ils s’en sortent. Après-guerre, ils obtiennent leur naturalisation, deviennent citoyens français. La douceur méditerranéenne doit rendre leur exil moins douloureux. En 1952, un certain monsieur Denis cède sa librairie aux Gerstel, une petite boutique près du port. Bientôt, grâce à l’aura intellectuelle d’Ellen, à sa personnalité discrète mais charismatique, les lieux deviennent incontournables et accueillent écrivains et artistes. Paul Éluard, Pablo Picasso, Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre, Claude Lanzmann, Marguerite Duras, Boris Vian, Marlene Dietrich, Françoise Sagan, le philosophe Maurice Merleau-Ponty et bien d’autres fréquentent l’endroit. La librairie devient un petit salon littéraire où l’on peut parler des belles lettres ou des beaux-arts, le temps d’un achat… À travers les livres, on échange sur les mystères de la vie, l’indicible, l’incompris, l’interdit, le merveilleux ou l’étrange, l’inconnu. On se réjouit de faire partie du cercle des initiés. En 1994, « Madame Gerstel » (on l’appelle ainsi avec respect dans la célèbre cité maritime) tire sa révérence sans être parvenue à céder son affaire à un libraire. Une boutique de tissus investit la place.
Mais demeure la légende d’Ellen, celle de ce lieu où soufflait l’esprit : elle a imprégné à jamais la mémoire collective des Tropéziens.
L’histoire d’Ellen Gerstel et de sa fabuleuse échoppe relève de la saga. Pourtant, c’est une histoire vraie : Celle d’un commerce « essentiel », puisque relatif à l’essence même de l’homme. Ce qui est extraordinaire, c’est que j’aurais pu faire, tant est riche d’humanisme, d’engagement et de courage la librairie française, le récit – à la fois vrai et légendaire – de nombre d’autres librairies tout aussi « héroïques » et « essentielles » que la boutique Gerstel.
Monsieur le Président de la République, Madame la ministre de la Culture, si les librairies sont essentielles dans les temps ordinaires, a fortiori le sont-elles lorsque soufflent les vents mauvais. Et notre pays est actuellement, à cet égard, dans l’œil du cyclone : il y a la pandémie Covid 19. Mais il y a pire encore : le fanatisme religieux qui menace notre société dans ses fondements. Il a un nom, alors nommons-le : l’islam radical. Face à ce fléau, osons une politique. Non pas celle du couvre-feu : celle des Lumières. Il est urgent de rouvrir nos librairies. Il est urgent de lire ou relire Voltaire, Victor Hugo, Fédor Dostoïevski, Thomas Mann, Albert Camus, John Steinbeck ou… Primo Levi, Hannah Arendt… ou… A chacun selon ses goûts… Il est urgent de lire et de laisser les libraires pratiquer (certes dans le respect de règles sanitaires strictes) leur formidable métier de prescripteurs.
Je vous prie d’agréer l’expression de ma considération distinguée.