"Je connais un homme marié, père de deux enfants, qui a acheté, il y a bien longtemps, un motel de vingt et une chambres près de Denver dans le seul but d’en devenir le voyeur permanent." En matière d’incipit, celui du Motel du voyeur de Gay Talese est un modèle du genre. En matière de sujet d’étude sur les ambiguïtés de ce qu’il est convenu d’appeler en bon français la "narrative non fiction", il ne l’est pas moins. Et le parfum de soufre et de doutes qui l’accompagne depuis sa sortie aux Etats-Unis en est une exemplaire manifestation.
Reprenons toute l’affaire telle que Talese la relate. Un jour de janvier 1980, alors qu’il s’apprête à publier son enquête sur la sexualité des Américains, La femme du voisin (réédité ces jours-ci en Points), Gay Talese reçoit une lettre anonyme d’un homme lui révélant être le propriétaire d’un motel situé à Denver dont la plupart des chambres lui permettent de donner libre cours, et en toute discrétion, à ses penchants voyeuristes. Cet homme, Gerald Foos, Américain modèle, beau mari, bon père de famille, sportif accompli, ancien militaire, va inviter Talese pour faire "la visite du propriétaire". Ainsi que pour lui confier son journal intime dans lequel non seulement il inventorie l’ensemble de ses séances de voyeurisme (se livrant par exemple à une recension maniaque mais assez fascinante des pratiques sexuelles en fonction de l’âge, de la classe sociale ou de la race de ses clients), mais également il confesse les raisons de ce qu’à aucun moment ni Talese (qui ira même jusqu’à se livrer avec lui au voyeurisme) ni lui n’appelleront une perversion.
Talese se refusant à rien publier sans pouvoir citer de nom, il devra attendre 2013 pour que Foos l’autorise, trente ans après leur première rencontre, à en faire état. Résultat : ce livre, embarrassant et fascinant. Dans sa préface, son éditeur, Adrien Bosc, pose les enjeux moraux, mais aussi politiques et finalement littéraires qui sont les siens. Bien sûr, depuis la publication du livre, des doutes se sont fait jour sur sa totale véracité (le voyeur fait démarrer son journal en 1966 alors qu’il n’a fait l’acquisition de son motel que trois ans plus tard ; Talese semble ignorer, ou préfère taire, que pendant huit ans, dans les années 1980, Foos n’en était plus le propriétaire…). Néanmoins, au-delà de ce "fact checking", la vraie question est celle du voyeurisme, de qui regarde qui, du regard de l’auteur observant le voyeur, de celui du lecteur dont l’ambiguïté en tant que telle n’est pas moins grande. C’est assez vertigineux. Et - osera-t-on l’avouer ? - jouissif. O. M.