Gilles Legardinier, Lola Lafon, Aurélie Valognes, Olivier Truc, Marie-Hélène Lafon… Au premier abord, ces romanciers aux âges, carrières, profils et lectorats bien différents n’ont pas grand-chose en commun. Et pourtant, chacun d’eux incarne une des multiples facettes du "nouvel auteur". Loin de la figure de l’écrivain en retrait qui laisse à la seule initiative de son éditeur le soin de donner vie à son œuvre, celui-ci tend à s’investir de plus en plus, donnant de la voix comme de sa personne pour porter son texte et tisser des liens plus directs, voire intimes, avec ses lecteurs. Une mutation qui accompagne naturellement celle de l’écosystème de la littérature, au moment où le nombre de gros lecteurs ne cesse de diminuer : les canaux habituels de prescription littéraire voient leur influence décroître, notamment face aux réseaux sociaux et aux blogs. Dans le même temps, leurs revenus sont mécaniquement réduits par la baisse des tirages moyens (1).
Autonomisation
"De plus en plus d’auteurs ont conscience qu’ils ne peuvent plus rester passifs face aux difficultés du marché et se dire : mon job, c’est écrire, mon éditeur fait le reste", confirme Pierre Astier. L’agent littéraire (cofondateur de l’agence Astier-Pécher), qui représente notamment Catherine Faye et Hervé Le Tellier, voit le nombre de sollicitations d’auteurs français progresser de manière constante depuis son lancement, il y a douze ans. D’autres agences comme Susanna Lea Associates (Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Marc Levy) ou Intertalent de François Samuelson (Frédéric Beigbeder, Colombe Schneck) ont connu le même essor. "Le marché se durcit, la surproduction de romans rend difficile la visibilité d’auteurs moins commerciaux, les contrats deviennent de plus en plus complexes ; face à cela, les auteurs ont besoin de se professionnaliser et l’agent peut les y aider", assure Pierre Astier.
Le phénomène est très répandu dans les pays anglo-saxons. Encore limité en France où le rapport personnel entre l’éditeur et l’auteur, sans intermédiaire, reste privilégié, il prend néanmoins de l’ampleur. "J’apprécie que ma relation avec mon éditrice ne soit pas biaisée par des questions d’argent qui pourraient me mettre dans une position inconfortable : on se concentre sur l’éditorial, le reste, ce sont mes agents", indique le romancier Olivier Truc (Métailié), représenté par deux agences.
Si l’auteur admet que la question de l’agent reste encore taboue en France, car liée à une vision matérialiste de l’écriture, il constate que ses confrères sont de plus en plus nombreux à se renseigner et à lui demander conseil sur ces questions. "L’auteur se sent moins isolé aujourd’hui", soulignait ainsi en 2017 Marie Sellier, présidente de la Société des gens de lettres (SGDL), dans un entretien à Livres Hebdo (2). Celui-ci, plus averti et informé sur ses droits comme sur les difficultés du marché, tend à devenir un acteur plus offensif de sa carrière. Quitte, parfois, à contourner l’édition classique en se lançant dans l’autoédition.
Des rapports horizontaux
"Lorsque j’ai eu fini d’écrire Mémé dans les orties, je n’étais pas assez assurée pour l’envoyer à un éditeur traditionnel, je craignais d’essuyer des refus et surtout je voulais d’abord avoir l’avis des lecteurs", raconte Aurélie Valognes qui, via Google, a transformé son fichier Word en un livre publié sur Amazon en 2014. Quelques semaines après, son roman entrait dans le top 100 des meilleures ventes du géant américain, ce qui l’a convaincue d’envoyer son manuscrit à plusieurs éditeurs. Après avoir choisi Michel Lafon, elle a rejoint l’écurie Fayard où elle s’apprête à publier son quatrième roman. Comme elle, plusieurs auteurs tels Agnès Martin-Lugand (Michel Lafon), Louisiane C. Dor (Gallimard) ou Patrick Lecomte (Préludes) sont entrés chez un éditeur "classique" grâce au tremplin de l’autoédition.
"Ce phénomène remet en question notre rôle et notre utilité comme éditeur, mais le fait que ces auteurs soient très nombreux à retrouver le chemin de l’édition classique prouve que notre expertise est toujours centrale : j’y vois l’opportunité d’une collaboration moins hiérarchique entre l’auteur et l’éditeur", nuance Eléonore Delair, directrice générale de Mazarine et directrice littéraire chez Fayard. "L’engouement spontané des lecteurs m’a apporté une confiance qui m’a permis d’aborder les négociations de contrat et le travail autour du texte de manière plus active, cela équilibre sûrement le rapport de force avec l’éditeur", juge de son côté Aurélie Valognes. Mieux armé, l’auteur entretient donc des rapports plus horizontaux avec son éditeur. Mais aussi avec ses lecteurs.
Figure de proximité
Si les éditeurs se servent depuis plusieurs années des réseaux sociaux pour assurer la promotion de leurs plumes, de nombreux écrivains ont investi d’eux-mêmes la Toile pour élargir leur lectorat et tisser avec leurs lecteurs des liens directs. Précurseur en la matière, Tatiana de Rosnay s’est lancée sur les réseaux sociaux à l’époque du succès de Elle s’appelait Sarah (Héloïse d’Ormesson, 2007). "L’ouvrage s’étant vendu dans une quarantaine de pays, j’ai souhaité créer une page Myspace pour dialoguer avec ces lecteurs du monde entier", explique l’écrivaine qui a ensuite ouvert des comptes sur Facebook, Twitter ou Instagram pour certains personnages de ses romans. "Ça prolonge mon travail d’écriture et c’est une manière ludique de partager mon œuvre et d’avoir des retours, bien loin de l’autopromotion que je déteste."
Comme David Foenkinos, Serge Joncour ou Karine Tuil, l’écrivaine est très présente sur les réseaux sociaux. Elle y voit une manière de faire entendre sa voix et de partager ses combats. Les prises de position de Tatiana de Rosnay lui ont déjà valu des menaces et des réactions hostiles mais, "aussi et surtout", lui ont fourni l’occasion de nouer des relations très personnelles avec certains de ses lecteurs.
Facilités par Internet, les rapports d’horizontalité entre les romanciers et leur public ont donné naissance à une nouvelle figure de l’auteur. L’image de l’écrivain fantasmé et inaccessible s’efface peu à peu au profit d’une figure publique mais de proximité, donnant de sa personne pour dialoguer sans intermédiaire avec ses lecteurs. Simple plan marketing ? "Si ce n’était que de la promotion, ça ne marcherait pas : il y a derrière un tel engagement de temps et d’énergie que, sans désir authentique, les auteurs se lasseraient et le public le sentirait", estime Anna Pavlowitch, directrice éditoriale de Flammarion.
Pour le romancier Gilles Legardinier, qui dédie chaque dernier chapitre de ses romans à ses lecteurs, l’engagement peut même consister à être le témoin du mariage de deux d’entre eux, tandis qu’un nombre croissant d’auteurs indiquent à la fin de leur ouvrage leur adresse email personnelle. Plus classiquement, ils sont nombreux, comme Amélie Nothomb, à répondre chaque jour longuement aux missives de leurs lecteurs et considèrent comme naturel d’aller à leur rencontre non seulement dans les librairies, les bibliothèques et les manifestations littéraires, mais aussi dans les hôpitaux, écoles et prisons, accompagnant la vie de chaque livre bien après sa naissance.
"Je n’ai jamais considéré que c’était à l’éditeur de porter seul mon texte, j’ai donc débuté les rencontres avec mes lecteurs dès la publication de mon premier roman chez Buchet-Chastel en 2001 : à l’époque ça se faisait très peu, mais cela ne cesse de s’intensifier depuis une dizaine d’années", raconte Marie-Hélène Lafon qui participe à près d’une centaine de rencontres à travers la France pour chacun de ses livres. Une forme d’acte politique, selon elle. Le phénomène des tournées d’auteurs a pris suffisamment d’ampleur pour que le Centre national du livre (CNL) décide l’an passé de mettre en place pour les éditeurs un dispositif d’aide à l’organisation de ces événements. De la même manière, les auteurs ont obtenu d’être rémunérés pour leur participation à certaines manifestations.
L’auteur polymorphe
Bertrand Py, le directeur littéraire d’Actes Sud, se réjouit aussi de l’émergence "d’auteurs polymorphes qui créent autour d’une publication un événement qui s’inscrit dans le prolongement de leur engagement littéraire". Lola Lafon imagine par exemple, autour de chacun de ses textes, un spectacle où elle mêle chants et lectures. "Cela me donne l’opportunité de toucher différemment un public qui n’a pas forcément lu mes livres, mais aussi de penser mes textes par un autre prisme", précise-elle. Ses spectacles, qui bénéficient désormais d’un producteur, se jouent aussi bien au théâtre des Bouffes du Nord qu’au Festival d’Avignon ou à la Maison de la poésie.
Concerts, spectacles, conférences, mises en scène ou encore lectures musicales : ces manières créatives de porter un texte permettent à l’écrivain de faire (re)connaître son œuvre sous une autre forme et de partir à la rencontre d’un nouveau public.
(1) Voir "Auteurs : manuel de survie au XXIe siècle", LH 1062, du 13.11.2015, p. 18.
(2) Voir LH 1121, du 17.3.2017, p. 22.
A suivre :
3. Les genres sortent de l’ombre
4. Le blues de la littérature
Episode précédent :
1. La fin d’un écosystème