Dans ses discours, Hitler avait quelquefois l’air d’un drogué. Norman Ohler nous explique que c’est en fait toute la société allemande des années 1930 qui l’était… Les nazis ne furent pas que dopés à la haine, ils utilisèrent aussi la chimie. Dans une enquête remarquable de plusieurs années, le journaliste et réalisateur de documentaires révèle qu’une méthamphétamine commercialisée sous le nom de pervitine s’imposa à l’ensemble de la société allemande et remplaça le café. Etudiants, ouvriers ou intellectuels - Heinrich Böll réclamait sa dose - s’adonnèrent à une toxicomanie massive à partir de 1933. On trouvait même des pralines aux amphétamines pour les femmes au foyer qui mincissaient en faisant le ménage, la pervitine agissant aussi comme coupe-faim.
Les nazis, qui condamnaient toutes les drogues sauf celle du national-socialisme qu’ils finirent par mettre en gélules, virent le profit qu’ils pouvaient tirer militairement de soldats qui ne dormaient pas et n’avaient jamais peur. Avant l’entrée en guerre, 35 millions de doses furent commandées par la Wehrmacht et la Luftwaffe aux usines Temmler, sous la houlette du professeur Otto F. Ranke, lui-même camé et dealer en chef d’une armée allemande qui privilégiait la défonce et l’attaque. Le Blitzkrieg est alors envisagé comme une guerre du speed. D’une plume alerte, Norman Ohler décrit ainsi un Rommel sur son char pendant la bataille de France comme une scène d’Easy rider. Sans faire de parallèle hâtif, on constate que les terroristes aujourd’hui carburent eux aussi au captagon, un stimulant à base d’amphétamines surnommé la "drogue des djihadistes".
L’évocation de ce IIIe Reich en trip cauchemardesque de douze ans - n’oublions pas que Goering était morphinomane - fait la part belle au rondouillard docteur Morell, médecin personnel du Führer qu’il nomme le "patient A" dans ses carnets. C’est ce producteur d’opium qui transforme un Hitler anémié et fantomatique en junkie piquousé à coups de stéroïdes, d’opiacés et de cocaïne. On comprend mieux certaines décisions absurdes prises dans le bunker devant des généraux médusés.
Comme l’indique dans sa postface l’historien allemand Hans Mommsen, L’extase totale, qui ne prétend pas tout expliquer par un substitut chimique, modifie la vision du régime nazi. Un livre à tout point de vue… stupéfiant ! L. L.