Bourreaux et victimes. Dans une carrière de journaliste, certaines opportunités ne se présentent pas deux fois. En mai 2014, après avoir publié dans le New Yorker un reportage intitulé « À la poursuite d'El Chapo », Patrick Radden Keefe est contacté par l'avocat du narcotrafiquant alors incarcéré dans une prison mexicaine. Son client a trouvé l'article « très intéressant » et se dit prêt à écrire ses mémoires. « C'est un livre que j'adorerais lire », répond le journaliste en bredouillant. « Est-ce un livre que vous aimeriez écrire ? », lui demande l'avocat. La figure est déjà mythique, l'opportunité superbe, mais Radden Keefe décline. Trop de victimes, trop de vies volées dont il serait impossible de rendre compte avec exhaustivité. Trop de risques également. « Ce scénario me faisait un peu penser au premier acte d'un thriller dans lequel un malheureux journaliste, aveuglé par son désir de décrocher un scoop, ne survit pas forcément au troisième acte. »
Les gros poissons, le reporter du New Yorker en a pourtant l'habitude. En 2022, il révélait dans L'empire de la douleur (Belfond) les secrets de la puissante dynastie Sackler, soupçonnée d'être à l'origine de l'un des pires scandales sanitaires de ces dernières décennies : la crise des opioïdes, ayant déjà coûté la vie à plus d'un demi-million d'Américains. En 2020, dans Ne dis rien (Belfond), il bravait l'omerta entourant l'enlèvement de Jean McConville, une mère de famille soupçonnée d'avoir trahi l'IRA. Les récits rassemblés dans ce recueil sont tout aussi rudes et passionnants que ces deux ouvrages. Fruits d'enquêtes au long cours, ils racontent comment un collectionneur de grands crus est accusé d'avoir falsifié la provenance de ses stocks, des bouteilles ayant, prétend-il, appartenu à Thomas Jefferson ; comment le frère d'une victime de l'attentat de Lockerbie s'improvise justicier pour retrouver les coupables ; comment une spécialiste en neurobiologie a tiré sur ses collègues après avoir glissé dans son sac la même arme à feu que celle avec laquelle elle avait, enfant, mortellement blessé son frère. Dès l'accroche, le portrait de ces femmes et de ces hommes prend vie. « Astrid Holleeder a des yeux remarquables, bleu piscine. C'est tout ce que je peux révéler de son apparence, car elle vit cachée, exilée dans sa propre ville d'Amsterdam », apprend-on au début des « Liens du sang », à propos d'une femme qui a orchestré la chute de son frère, un célèbre gangster hollandais ayant plusieurs fois commandité son assassinat. « Elle réfléchit beaucoup à la façon dont on pourrait l'assassiner, imaginant des scénarios où elle finit morte. Chaque fois qu'elle s'arrête à un feu rouge et qu'un véhicule inconnu s'avance à côté d'elle, elle agrippe le volant, le cœur battant. » En quelques phrases, le lecteur s'immisce dans l'existence troublée de bourreaux ou de victimes et comprend au fil du reportage pourquoi, dans toute enquête, il ne peut être fait abstraction du facteur humain. À travers ces trajectoires individuelles surgissent en miroir des enjeux sociétaux qui nous concernent tous, comme l'absence de prise en charge des personnes souffrant de problèmes mentaux, les fusillades de masse, le terrorisme, la corruption financière et les scandales sanitaires. Du journalisme majuscule.
Voleurs ! Bandits ! Escrocs ! Douze récits stupéfiants de crimes et de châtiments
Belfond
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Claire-Marie Clévy
Tirage: 4 200 ex.
Prix: 23 € ; 464 p.
ISBN: 9782714498991