L’auteur a beau s’appeler "Espoir", et son roman se lire avec jubilation, Jimfish est, tout compte fait, l’un des livres les plus pessimistes qu’on ait vus depuis longtemps. En particulier parce qu’il est nourri de faits authentiques. Comme le héros, qui a subi en dix ans un nombre de tribulations et d’avanies innombrables, on aurait presque envie d’être un coelacanthe, son totem, ce poisson bizarre qui survit ici ou là, dans des grottes obscures, depuis la préhistoire. Jusqu’à ce que l’homme, ce prédateur absolu, ne le chasse et ne l’extermine pour sa moelle, réputée, en Asie, prolonger la vie.
Jimfish (son nom même est une insulte, mais il n’en a pas d’autre) est un jeune Sud-Africain de Port-Pallid, qui ignore tout de son passé. Il semble avoir été un bébé volé, abandonné. Autre bizarrerie, la couleur de sa peau est indéfinissable : ni noire ni vraiment blanche, même un peu bleutée. En 1984, au pays de l’apartheid, voilà de quoi lui attirer pas mal d’ennuis. Surtout quand le garçon est surpris dans une position compromettante avec la belle Lunamiel, son amoureuse mais aussi la fille du brigadier Arlow, blanc, raciste et cogneur. Jimfish prend une raclée, et, pour sauver sa vie, s’enfuit, quittant ses seuls amis : le vieux capitaine, qui l’a recueilli sur une plage, et Malala le soviet, son mentor, un marxiste-léniniste pur et dur, persuadé que la rage du peuple est le "propergol du lumpenprolétariat", et que la Révolution constitue le "bon côté de l’Histoire".
Au début, Jimfish, crédule et doux, le pense aussi. Mais ses diverses expériences, ses dix ans d’errance dans de nombreux points chauds de la planète - Zimbabwe, Ouganda, Tchernobyl, Berlin au moment de la chute du mur, Targoviste où il assiste à l’exécution des Ceausescu, Zaïre sous Mobutu, Liberia, Sierra Leone et Somalie en pleine guerre civile, et même Tanzanie, où il se retrouve dans une vente aux esclaves albinos -, tous les dangers qu’il court, sa fréquentation des dictateurs, mais aussi les meurtres qu’il est lui-même contraint de commettre pour s’en tirer, vont le faire changer d’avis.
Même à la fin, après qu’il sera rentré dans son pays, juste le jour de l’investiture présidentielle de Nelson Mandela, le 10 mai 1994, et qu’il aura retrouvé et épousé Lunamiel, le tableau ne s’éclaire guère : Zoran, le mercenaire serbe, qui parle d’expérience, décèle dans le fameux "Etat arc-en-ciel" tous les germes de conflits à venir. Pour l’instant, l’Histoire lui a donné tort. Quant à son "bon côté", l’époque moderne a dynamité toutes les idéologies et, avec elles, toutes les illusions. Jean-Claude Perrier