Parce qu’il compose avec une liberté rare des planches d’une inventivité exceptionnelle; parce qu’il travaille à l’aquarelle, avec une audace prodigieuse, une impressionnante palette de couleurs; parce qu’il a l’art d’introduire dans chacun de ses albums des dizaines de personnages, chaque livre de Brecht Evens semble une pièce supplémentaire dans la construction d’une fête gigantesque qui paraît ne jamais devoir s’achever. Le dessinateur flamand de seulement 32 ans a imposé son style baroque et luxuriant dès Les noceurs (Actes Sud BD, 2010), un essai vite transformé avec Les amateurs (2011) et Panthère (2014) chez le même éditeur. Les Rigoles est de la même veine ludique, qui fait ressortir en creux la douleur et la mélancolie, la solitude et le malheur.
Dans une grande ville dont le nom n’est pas précisé, la nuit, Iona, qui s’apprête à déménager pour Berlin, ne parvient pas à rassembler ses amis, tous indisponibles, pour fêter son départ. Il va errer de bars en boîtes, croisant des connaissances ou s’en faisant de nouvelles avec lesquelles s’engagent des conversations profondes ou anodines qui se mêlent à celles menées dans un grand brouhaha, sur le fond d’une musique qu’on imagine forte par les autres clients. Il y a de l’alcool, des drogues et Rodolphe alias Baron Samedi, un autre protagoniste du livre qui, astre déchu, assommé par les médicaments, va chercher à reconquérir sa place dans la nuit. Ou Victoria, en quête d’émancipation auprès d’une danseuse de pole dance.
Tous ont rendez-vous non pas au Tabou, mais dans le quartier des Rigoles qui donne son titre au livre, au Disco Harem, un must, vaste figure métaphorique des paradis artificiels. Brecht Evens compose dans et autour de ce temple de la nuit une fascinante symphonie en couleurs majeures. Narrativement comme graphiquement, l’auteur de bande dessinée ose tout, assemblant de mille manières ses dessins qui s’emboîtent, s’articulent ou dégringolent en cascade pour reconstituer la vie qui va… ou pas. Fabrice Piault