Linné classe l’homme parmi les singes, il inaugure cette taxonomie qui range l’humain dans la catégorie des primates. Darwin ira plus loin en nous faisant descendre d’un même ancêtre simien et du piédestal de notre supériorité ontologique. Se considérant longtemps créature privilégiée de la création, faite à l’image de Dieu, l’homme doué de raison (logos) pouvait se targuer de dominer le monde et d’énoncer avec fierté : "nous et les bêtes", à savoir "nous contre les bêtes"…
La biologie aujourd’hui tend à penser les espèces plutôt comme des processus dont les organismes sont des moments. Cela dit, n’est-il point nécessaire de maintenir la spécificité humaine ? On sait ce que les régimes totalitaires - et notamment nazi - font pour effacer la frontière entre l’homme et l’animal, pour exclure leurs ennemis de la communauté des hommes. Même les bourreaux sont humains, rappelle l’ancien déporté Robert Antelme dans L’espèce humaine : "Les SS ne peuvent pas muter notre espèce. Ils sont enfermés dans la même histoire et dans la même espèce que nous." C’est que, malgré tout ce qui nous oppose, la domination d’un groupe sur un autre, l’exploitation de l’homme par l’homme, il y aura toujours de l’humain et du nous - du "nous" qui résiste et s’identifie à une idée de communauté plus haute que la somme de chaque individualité, au-delà des particularismes culturels, historiques, politiques et des différences de classe, de genre, d’ethnie ou de sexualité. Or en cette période d’atomisation accrue, de mondialisation effrénée des échanges de services, de biens, d’opinions… dans ce paysage de décomposition idéologique, comment se réapproprier le réel en le rendant commun : qu’est-ce qui dit "nous" en nous ? Quel est ce "fond de nous" ?, se demande Tristan Gracia dans son stimulant essai Nous. Le philosophe et écrivain retrace l’odyssée de nous à travers les époques et les projets collectifs (idéal chrétien, marxiste, républicain, humaniste) en même temps qu’il propose de méditer sur la tension entre l’identité collective et les logiques de domination qui la sous-tendent : "Aucune idée n’est jamais assez forte pour nous étendre à l’infini, sans recouvrir des différences entre nous qui se renforcent les unes les autres et font peu à peu craquer le beau tissu uni dont la promesse idéaliste nous a couverts."
Nos identités contemporaines, plus qu’à un roc, ressemblent à des calques, feuilles transparentes, volantes, qui se superposent et ne correspondent plus aux découpes catégorielles de jadis. Faut-il pour autant renoncer à l’identité ? Non, répond l’auteur de La meilleure part des hommes (Gallimard, 2008). Mais la réinventer : une identité ductile, et non pétrifiée.
"C’est une logique de proche en proche : à chaque moment, la fin change. Il n’y a jamais de fin immuable." Et il n’est d’autre approche que dynamique : "La seule fin de nous, c’est l’état suivant. Et l’état vers lequel tend un nous, c’est la réalisation de ce qui manque maintenant."Sean J. Rose