"Je ne voudrais pas être méchant, mais il est gentil." Derrière la boutade, c’est évident, les bons sentiments ont mauvaise réputation. Il suffit d’en être pétri pour passer pour un rêveur, un naïf ou un imbécile. En ouverture de son traité, Mériam Korichi cite toutes les expressions dépréciatives. Elle montre l’embarras de la parole philosophique face à ce sujet fuyant. Car si on voit bien ce qu’est un sentiment, à quoi ressemble un "bon" sentiment ? Du XVIIe siècle où ils étaient valorisés à aujourd’hui où ils passent pour stupides, la philosophe nous propose un "voyage dans l’épaisseur du langage". On y croise Descartes, Madame de Sévigné, Wittgenstein, Foucault et bien d’autres. Ils nous font comprendre comment ces deux mots accolés sont venus à signifier le contraire de ce qu’ils disent littéralement.
Les responsables sont les grands auteurs du XIXe siècle - enfin la plupart… - qui ont rapproché ces bons sentiments de la bourgeoisie capitaliste et colonialiste. De même qu’on ne pouvait pas mépriser les premiers sans conspuer la seconde, on ne pouvait plus faire de la bonne littérature avec cette sentimentalité dénoncée par Schopenhauer ou Nietzsche.
Le côté artificiel des bons sentiments a conduit à leur désaffection morale. L’usage contemporain, enfin, en a fait une illusion, une notion ouverte. Ces belles images semblables à celles que l’on distribuait jadis à l’école sont devenues des clichés, réputés faciles et sans valeur.
En 99 brefs paragraphes, Mériam Korichi développe son sujet méthodiquement. Agrégée de philosophie, enseignante à l’université Lille-3, spécialiste de Spinoza, elle a écrit une biographie d’Andy Warhol ("Folio biographies", 2009) et réalisé de nombreux dossiers pour des rééditions dans la collection "Folioplus classiques". On lui doit aussi la création de la "Nuit de la philosophie" à Paris, Berlin et New York.
En établissant un relevé topographique des champs lexicaux, en étudiant la place des émotions dans le monde contemporain, ce Traité des bons sentiments est un véritable livre de philosophie et non pas un essai vite pensé sur un thème à la mode. Les bons sentiments sont par nature vagues. Pourtant de ce sous-ensemble flou, Mériam Korichi a tiré un ouvrage d’une clarté exemplaire.
Laurent Lemire