Avant-critique Roman graphique

Né à Bakou dans une famille arménienne, élevé à Moscou, puis établi aux États-Unis, Roman Muradov a eu un parcours peu conventionnel. Lui qui avoue avoir appris l'anglais en écoutant le colérique groupe de rock britannique The Fall a fait des études d'ingénieur et ne s'est mis au dessin qu'après 20 ans. Influencé par Saul Steinberg, Tove Jansson, mais aussi Christophe Blain ou Dupuy et Berberian, il s'est fait connaître comme illustrateur pour la presse et l'édition, réalisant en parallèle des bandes dessinées pour des fanzines et des revues. En France, il a publié deux albums chez Dargaud, le recueil d'histoires courtes Aujourd'hui, demain, hier en 2016 et le roman graphique Les aventures de Munich dans Marcel Duchamp en 2020. D'une grande beauté plastique, ces ouvrages ambitieux dévoilaient son univers onirique. Contrairement à ces deux albums parfois abscons, Tous les vivants, bien qu'une tragique histoire de fantômes, se révèle à la fois plus accessible et plus incarné dans ses personnages.

La corde encore autour du cou, une récente suicidée atterrit dans une sorte de purgatoire, d'où elle est rapidement renvoyée sur terre, contre son gré, vivante. Elle reprend alors sa vie morne, entre son appartement dans un grand immeuble anonyme et son travail ennuyeux et répétitif. Mais chez elle apparaît son fantôme, né lors de sa brève mort. La jeune femme s'attache à cette étrange compagne qui s'occupe dorénavant des tâches domestiques. Fréquentant la médiathèque pour approvisionner la revenante en livres, l'héroïne vit une fugace histoire d'amour avec un bibliothécaire. Fugace car le jeune homme décède dans son lit, en plein orgasme. S'installe alors un curieux ménage à trois lorsqu'arrive le fantôme de l'infortuné amant, qui sympathise avec celui de la jeune femme.

Album d'une profonde mélancolie, Tous les vivants témoigne de la place singulière qu'occupe Roman Muradov dans le paysage de la bande dessinée. L'auteur introduit avec un naturel confondant le fantastique dans un univers des plus ordinaires, mêlant les deux avec une inventivité stimulante. Son esthétique emprunte à l'art moderne et au dessin contemporain, et regorge de trouvailles graphiques que l'on ne cesse de découvrir à chaque lecture. Les couleurs éteintes, dans les tons rose, noir, gris et beige, le dessin tout en délicatesse, confèrent au récit une douceur désarmante qui, loin d'affadir le propos et les thèmes abordés (effroyable solitude, monotonie du quotidien, incommunicabilité, finitude), les rend d'autant plus poignants. Et si l'on se perd parfois à la lecture de Tous les vivants, c'est avec bonheur qu'on se laisse entraîner par le talent Roman Muradov sur ces chemins surnaturels.

Roman Muradov
Tous les vivants Traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé
Dargaud
Tirage: 6 000 ex.
Prix: 22 € ; 160 p.
ISBN: 9782205203844

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