Auzou vient d’annoncer qu’il rémunèrerait ses auteurs et illustrateurs en dédicace, mais sous certaines conditions. Quel regard portez-vous sur cet engagement encore peu répandu dans le monde de l’édition ?
Voilà plusieurs années qu'on parle de manière inédite de la paupérisation sans précédent des auteurs et autrices... Si certaines maisons d'édition se saisissent du problème c'est une bonne chose, mais il ne s'agirait pas d'en faire une pratique commerciale consistant à utiliser un argument éthique (le partage de la valeur, la meilleure rétribution des auteurs et autrices) pour mieux vendre sa marque. Nous veillerons donc à ce qu'en pratique ce ne soit pas un effet de manche… Une condition en particulier nous semble problématique, celle qui prévoit qu’Auzou doit accepter la participation de l’auteur à la séance de dédicace. Il y a une dimension protestative : Auzou s’engage à rémunérer les auteurs, mais corrèle cette obligation à son propre désir de les voir participer à un événement. En d’autres termes, l’éditeur fait dépendre le versement de la rémunération en question de la survenue d'un événement qu'il est le seul à pouvoir accepter… A contrario, le communiqué précise que la maison a à cœur de soutenir « le travail de création ». Symboliquement c'est une avancée intéressante, puisqu'on parle bien ici du « travail de l'auteur », et pas uniquement des droits issus de l'exploitation de son œuvre.
Que proposez-vous?
La Ligue milite activement depuis des mois pour que deux phases amont/aval – autrement dit travail de création/exploitation de l'œuvre soient distinguées afin d'être mieux encadrées et mieux payées. Sur le principe, on peut donc se réjouir que les maisons d'édition prennent en considération ce travail de création et la nécessité de mieux rétribuer les auteurs et autrices, car actuellement nous sommes face à une invisibilisation du travail très critiquable. Il en résulte que, quand on a besoin de mobiliser le temps d’un individu, on le rémunère par un système d'avances qui paralyse la rémunération proportionnelle sur les ventes : il faut d’abord rembourser cette somme avant d’espérer toucher des droits sur l’exploitation. En somme, il résulte de ce communiqué que d'autres formes de rémunération décorrélées de l'exploitation font leur apparition, ce qui va dans le sens de nos revendications, mêmes si les conditions financières proposées sont inférieures à celles recommandées par la Charte.
Pourquoi la participation à des séances de dédicaces peut-elle être considérée comme relevant du travail de création ?
En réalité, il faudrait distinguer au sein de l’activité de création trois « temps » : l’activité de création implique premièrement un temps propre au travail de création (ce qu’on appelle l’amont) qui aboutit à la réalisation d’une œuvre de l’esprit : il inclut le travail de recherche et de préparation, les échanges entre l’auteur et l’éditeur durant les phases de conception et de réalisation de l’œuvre, les modifications éventuelles avant la remise définitive du manuscrit, etc.) ; l’activité implique deuxièmement le temps de l’exploitation de l’œuvre (ce qu’on appelle l’aval) phase qui ne requiert plus la présence physique de l’auteur. Enfin troisièmement, l’activité de création est indissociable aujourd’hui des temps consacrés aux activités satellitaires qui font le quotidien des auteurs et autrices : on y intègre les rencontres, les dédicaces, les lectures publiques et les interventions en milieu scolaire, mais aussi les promotions réalisées par les auteurs et autrices sur les réseaux sociaux… Ces activités satellitaires sont décorrélées de l’exploitation de l’œuvre, même si elles participent à la mettre en lumière et à la vendre. Or, aujourd’hui, seule l’exploitation de l’œuvre est rémunérée. Le travail de création et les activités satellitaires ne le sont pas et l’auteur doit se contenter d’avances versées en contrepartie de la seule exploitation de l’œuvre pour rémunérer ces temps qu’il consacre à l’activité de création, alors qu’il devrait normalement y avoir une rémunération pour chaque action de l’auteur.
Les éditeurs entendent-ils ces arguments ?
Hormis quelques cas isolés, il n’y a pas de refus catégorique des éditeurs à discuter de la qualification juridique de ces activités et de la rémunération qui pourrait en découler. Nous en discutons actuellement avec le Syndicat National de l'Edition, mais le fait d’en discuter n’est pas suffisant, et il est grand temps d’agir pour mettre en place des correctifs qui permettraient enfin de rétablir l’équilibre de situations contractuelles souvent peu favorables aux auteurs et autrices.
Quelles formes prennent vos concertations avec les éditeurs ?
Au sein de la Ligue, quand nous menons des journées de réflexion comme le hackathon que nous allons organiser en février avec le Conseil culturel de Bretagne sur l’encadrement du travail de création, nous invitons un grand nombre d’éditeurs. Ces derniers savent que la rémunération de la création est un enjeu à prendre au sérieux. Travailler avec des auteurs professionnels, avec tout ce que cela suppose en termes de rigueur et d’implication, est bénéfique pour toute la filière. Le temps de création, pour cette raison, doit être encadré et une action doit être menée pour que l’ensemble des activités satellitaires fasse l’objet d’une rémunération.
Aujourd’hui, la rémunération des auteurs en dédicace est-elle une pratique répandue ?
On observe que cela dépend de plusieurs opérateurs (les festivals, les libraires, les maisons d'édition...). Il y a en tout état de cause de plus en plus de volontés militantes qui considèrent que ce que font les auteurs et autrices pendant ces heures de dédicaces s'appelle bien « travailler », et que ce travail mérite d'être rétribué. Certes, la rémunération des dédicaces est une revendication ancienne, mais elle a tout de même du mal à être une pratique généralisée. On peut rappeler au passage les propos de Jacques Glénat qui trouvait « contre nature » de rémunérer les dédicaces. Cela montre que le chemin est long. Il y a encore tout un écosystème à convaincre de ce qui nous paraît évident.
Vous défendez le conditionnement des aides publiques à la rémunération des dédicaces par les organisateurs de salons et de festivals ?
Tout le monde est d’accord pour dire que les dédicaces doivent être payées. Mais par qui, c’est ça le sujet. Il peut s’agir de l’organisateur du salon ou de l’éditeur. Nous devons y réfléchir au niveau de l’interprofession. Les syndicats des libraires, des éditeurs, des bibliothécaires, les représentants des festivals et des salons ne se rencontrent jamais pour discuter de ces problématiques. Nous leur lançons une nouvelle invitation en ce sens, car la bonne santé de notre secteur et l’avenir de notre filière dépendent de la qualité du dialogue entre tous ces acteurs. Nous avons bien conscience que la participation des auteurs à des salons représente un coût que tous les éditeurs ne peuvent assumer. Dans ce contexte, les organismes qui versent des subventions aux organisateurs d’événements ont un rôle à jouer, par exemple en conditionnant l’octroi de la subvention à la condition que les auteurs soient rémunérés pour les séances de dédicaces.
En général, combien touche un auteur pour une séance de dédicaces ?
Sur les grands salons, les auteurs sont globalement non rémunérés. Seuls sont pris en charge leurs frais de déplacement. Selon la Charte, la rémunération conseillée pour les journées de signatures est calculée sur la moitié de celle des rencontres, soit 226,78 € brut la journée et 136,82 € brut la demi-journée. Les tarifs proposés par Auzou, par exemple, se situent en-dessous de ces préconisations.
Vous militez également de longue date pour la création d’un observatoire des auteurs…
La Ligue a toujours demandé la création d’un observatoire des métiers qui mette en lumière la réalité de la situation des auteurs. C’est aussi une préconisation du rapport Racine. Mais le ministère de la Culture, visiblement gêné par le mot « métier », ne s’est pas encore penché sur la question. Dans les réunions auxquelles nous participons, il faut d’abord démontrer à nos interlocuteurs du ministère que créer est un métier. Une fois cette étape franchie, la création d’un observatoire sera sans doute plus facile à obtenir. Les données récoltées permettront ensuite de mettre en place des politiques publiques pour neutraliser les facteurs d’inégalité actuels.