Catherine, la fille d’Albert Camus, qui, depuis la mort de sa mère, Francine, en 1979, veille sur l’œuvre de son père avec respect, enthousiasme et efficacité, était en possession de cette correspondance depuis longtemps déjà. "Quand Maria Casarès, confie-t-elle, que j’ai rencontrée seulement après le décès de ma mère, et que j’aimais beaucoup, m’a téléphoné pour m’informer qu’elle voulait vendre aux enchères les lettres de mon père, qu’elle avait conservées, ainsi que les siennes. Plutôt que de voir partir cet ensemble unique, je l’ai acheté." Avec, à l’évidence, l’idée d’une publication, un jour. Ce temps est venu. Et l’on découvre, outre un document littéraire majeur sur l’un des plus grands écrivains de notre temps, ainsi que, grâce à la personnalité de sa correspondante, immense actrice, sur toute la vie artistique de leur époque, le témoignage d’un amour fou. Totalement romanesque, exaltant et douloureux, qui s’achève en tragédie : le 3 janvier 1960, Camus, 47 ans, trouve la mort dans un accident de voiture, dans l’Yonne. Trois jours auparavant, il écrivait encore à Maria pour la prévenir de son retour et prévoir un dîner ensemble le jour même. Il commençait par : "Bon. Dernière lettre." Prémonition ? Et terminait par : "Je plie ton imperméable dans l’enveloppe et j’y joins tous les soleils du cœur."
Tel est le ton de cet échange, ces quelque 900 lettres, parfois plusieurs par jour (avec les PTT de l’époque, c’était possible), qui courent de juin 1944 à fin 1959, donc. Avec une interruption de quatre ans, jusqu’à l’été 1948. Camus "l’Espagnol" avait rencontré Maria Casarès, fille du premier ministre républicain Santiago Casarès Quiroga, en mars 1944, chez les Leiris. Coup de foudre immédiat. Mais il était marié à Francine, et père de deux enfants. L’épouse, institutrice à Oran, revient d’Algérie en octobre 1944. La liaison s’interrompt donc. Une seule lettre en 1946, à la mort de la mère de Maria.
Puis, en juillet 1948, l’amour est le plus fort. La relation passionnelle et semi-clandestine reprend, et la correspondance avec elle. Rendez-vous en cachette, chez des amis ou à l’hôtel, souffrances de l’absence, frustration. "Par la faute de mon père, tout le monde a souffert dans cette histoire, poursuit Catherine Camus. Francine, bien sûr, mais aussi Maria, et lui-même." Quant à savoir, s’il avait vécu, ce qu’aurait fait Camus, s’il aurait divorcé… Sa fille ne le pense pas. "Albert et Francine étaient liés comme frère et sœur", dit-elle. On le verra si elle publie un jour leur correspondance, la dernière inédite, mais ce n’est pas envisagé pour l’instant. Maria Casarès, elle, est morte en 1996, inconsolée.
Jean-Claude Perrier