Le commerce est en train de basculer d’une logique fonctionnelle à une logique expériencielle", explique Philippe Moati, professeur d’économie à l’université Paris-Diderot et cofondateur de l’Observatoire société et consommation (Obsoco). Assumant leur double dimension culturelle et commerciale, les librairies s’inscrivent dans ce mouvement pour offrir au client une expérience au-delà de l’acte d’achat. Une démarche qui se traduit directement dans l’aménagement des magasins.
Au milieu des années 1990, l’ex-enseigne Extrapole faisait figure de pionnière avec un concept de magasins fondé sur la convivialité. Aujourd’hui la plupart des librairies, poussées par la volonté de se démarquer des commerçants en ligne, jouent cette carte. Au terme d’une rénovation menée en 2016 avec l’agence Lonsdale, Philippe Touron (Le Divan, Paris 15e) expliquait à Livres Hebdo avoir cherché à proposer un magasin chaleureux et convivial conformément au "concept ACD, pour Amazon can’t do". Que leur point de vente fasse 1 000 m2 ou 100 m2, les libraires n’hésitent plus à faire appel à un professionnel de l’aménagement pour les aider à organiser et scénariser leur espace de vente. Avec des lignes de force qui transcendent les particularités du local ou de la zone de chalandise.
1. Faire entrer le client
En premier lieu, il faut faire venir le client et "désacraliser l’entrée dans la librairie en l’ouvrant sur son environnement et en éliminant les barrières avec l’extérieur", plaide l’architecte Pierre-Yves Gimenez, spécialiste de l’aménagement des librairies indépendantes. Faire entrer la lumière naturelle, dégager les vitrines en hauteur afin de donner à voir l’intérieur du magasin, ou encore installer des portes coulissantes s’ouvrant automatiquement sont autant de moyens de fluidifier les échanges. "La librairie-grotte, sombre, fouillis et poussiéreuse, c’est fini, lance Jean-Michel Blanc (Ravy, Quimper). Aujourd’hui, une librairie doit être belle et accueillante car elle vend aussi une ambiance."
Premier contact avec le magasin, les vitrines jouent "un rôle fondamental", souligne Anne Martelle (Martelle, Amiens), qui accorde une attention particulière à leur scénarisation avec des décors qui surprennent. Mais pour faire venir les clients, les libraires misent aussi sur le décloisonnement des activités. Thomas Berrond (Librairie des Bauges, Albertville) a aménagé, dans un local adjacent, accessible par la librairie, un espace accueillant des animations culturelles, mais aussi, deux fois par semaine, une association pour le maintien d’une agriculture paysanne (amap). "Tous les prétextes sont bons pour faire entrer les gens", argumente-t-il. Evoquant un commerce plus décomplexé, Loïc Delafoulhouze, ex-DG de l’agence Lonsdale, aujourd’hui designer indépendant, décèle une nouvelle tendance au "concept store". A sa création en 2017, La Mouette rieuse, à Paris (4e), a ainsi été aménagée comme un passage parisien couvert, avec des livres, des objets de décoration et un espace café.
2. Le faire rester
"L’espace des librairies étant compté, chaque mètre carré, jusqu’aux réserves, doit être pensé en fonction d’un usage", observe Guillaume Gandelot (La Friche, Paris 11e). Au-delà du parcours client, avec des zones chaudes pour les livres à rotation rapide, et une bonne lisibilité de l’espace, le libraire parisien insiste sur l’importance de la fluidité des déplacements, jugée essentielle pour favoriser flânerie et découverte. "Le critère de bien-être et de confort est fondamental car il faut donner aux gens l’envie d’être là", confirme Pierre-Yves Gimenez. Jouer sur les particularités du local, l’humaniser avec des objets à caractère personnel (tapis, fauteuil…), voire proposer des espaces de pause avec un canapé ou un coin café font partie des moyens utilisés pour créer une ambiance. Sur l’installation d’un canapé, Pierre-Yves Gimenez nuance toutefois car, selon lui, "cet aménagement se prête mieux aux librairies des grandes villes où il y a un certain anonymat et une volonté plus marquée de s’octroyer des moments de déconnexion".
Pour Jérôme Pacau, directeur général associé de Lonsdale, "ce qui prévaut en librairie, c’est la notion de lieu de vie et d’échanges entre lecteurs, libraires et auteurs". Pour favoriser ces contacts, certaines librairies, dont Passages, à Lyon, ont retiré les bureaux-points d’accueil derrière lesquels les libraires travaillent et ont juste installé des écrans muraux pour des recherches informatiques ponctuelles, permettant par la même occasion un gain de place.
3. Le faire acheter
"Il faut arrêter de croire que plus il y a de livres, plus il y a de ventes, martèle Loïc Delafoulhouze. C’est l’inverse. Ce qui compte, c’est leur visibilité et leur accessibilité." Christophe Burtin, senior partenaire de l’agence Kea, appelle lui aussi les libraires à opérer "une juste sélection et à valoriser leurs choix". Conscients, à l’instar de Florence Veyrié, que "les clients achètent des couvertures, en choisissant prioritairement ce qui est sur les tables", les libraires ont augmenté leurs présentations en facing, sur tables, lutrins… Et ils privilégient un mobilier de petit format et sur roulettes, facilitant les reconfigurations d’espace lors de rencontres organisées en magasin ou encore lors de scénarisations de livres un peu imposantes. Chez Martelle, une gloriette de 16 m2 vient d’être installée dans le rayon pratique pour présenter les ouvrages de jardinage. La jeunesse est aussi propice aux scénarisations, observe Jean-François Quinquet, gérant de l’agence Alphair, qui travaille sur l’installation, dans ces espaces, de petit théâtre accueillant des animations. Il reste que, pour faire ressortir les livres et leurs mises en scène, le mobilier de base a tout intérêt à être sobre dans ses couleurs (noir, gris, beige, blanc) et dans ses matériaux (bois, métal) tandis que la lumière, élément clé nécessitant une attention particulière, a vocation à éliminer les zones d’ombre sur les livres, sans pour autant créer une lumière agressive. Ainsi les rayonnages des bibliothèques intègrent-ils de plus en plus l’éclairage avec des lampes Led.
Destinés à améliorer le cadre de vie dans la librairie, ces aménagements constituent aussi un formidable moyen de redynamiser une équipe qui transparaîtra dans l’accueil, et contribuera au coup de fouet de l’activité. Après son réaménagement, Le Divan a vu son chiffre d’affaires grimper de 12% à 15%, grâce à une hausse conjuguée de la fréquentation et du panier moyen d’achat. Des augmentations similaires ont été enregistrées à la Librairie Gallimard (Paris 7e) et au Merle moqueur (Paris 20e), après leur rénovation. A La Maison jaune (Neuville-sur-Saône), l’activité a même bondi de 57% l’année après l’agrandissement et les travaux, et encore de 11% l’année suivante.
Certes, un réaménagement peut se révéler coûteux (voir encadré p. 21) et l’économie des librairies ne génère que peu de capacités d’investissement, mais les résultats qui en découlent devraient les inciter à ne pas attendre une reprise, un déménagement ou un agrandissement pour agir. En France, tous secteurs confondus, les commerces n’ont d’ailleurs cessé d’accélérer le rythme de leur réaménagement, estimé aujourd’hui en moyenne à cinq ans. Un délai dont la librairie est encore très éloignée.